Le cannabis médical, un usage méprisé

22 janvier 2018 Par Louise Fessard

Un rapport parlementaire, qui sera remis mercredi en commission des lois, se donne pour objectif de clarifier les sanctions pénales et suggère la mise en place d’une amende forfaitaire pour usage de stupéfiants. Il ignore cependant complètement la situation des usagers thérapeutiques de cannabis.

Alors que plusieurs de nos voisins européens autorisent les cannabinoïdes pour usage thérapeutique, la situation reste figée en France. Le Canada a été le premier pays à légaliser l’utilisation médicale du cannabis en 2001, suivi par 32 pays dans le monde, dont 20 européens, ainsi que 23 États américains.

Cette légalisation prend des formes diverses. « Il faut distinguer les pays qui autorisent l’usage voire la culture de cannabis naturel pour des patients atteints de cancer, du sida ou encore de la sclérose en plaques, qui restent assez rares (États-Unis, Nouvelle-Zélande), de ceux qui autorisent la mise sur le marché de cannabis naturel ou de médicaments contenant du cannabis », note l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). C’est cette dernière option qu’avait choisie la ministre de la santé socialiste Marisol Touraine en autorisant le 5 juin 2013 par décret « la délivrance d’une autorisation de mise sur le marché à des médicaments contenant du cannabis ou ses dérivés ». Mais depuis cette mini-révolution, rien n’a changé : aucun médicament n’a encore été commercialisé et les tribunaux continuent à condamner des patients pratiquant l’automédication et cultivant eux-mêmes leurs plants.

Le 8 janvier 2014, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) avait délivré une autorisation de mise sur le marché (AMM) au Sativex, un spray à base d’extraits de cannabis, destiné à soulager les contractures musculaires douloureuses de la sclérose en plaques. Quatre ans plus tard, le médicament – déjà commercialisé dans 17 pays européens – n’est toujours pas disponible en France en raison d’un désaccord sur le prix auquel il sera remboursé avec Almirall, le laboratoire espagnol chargé de sa commercialisation.

Et le projet du gouvernement d’Édouard Philippe de créer une amende forfaitaire délictuelle pour usage de stupéfiants – qui exclurait les mineurs et les réitérants – ne règle rien pour les patients. Le cas des usagers thérapeutiques n’est pas évoqué une seule fois dans le rapport des deux députés corapporteurs qui doit être officiellement remis le 24 janvier 2018. « L’amende va alourdir un peu plus la vie des malades, ça n’est qu’un outil répressif de plus », estime Fabienne Lopez, présidente de Principes actifs, une association d’usagers thérapeutiques. « On va continuer à punir les usagers médicaux qui sont par essence des récidivistes », dit le médecin généraliste Olivier Bertrand, membre de l’association Norml qui milite pour la régularisation du marché du cannabis.

Certains patients français peuvent depuis 2005 bénéficier d’une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) nominative pour obtenir du Marinol (des gélules contenant du tétrahydrocannabinol de synthèse) en l’absence d’alternative thérapeutique. Mais ces autorisations nominatives sont délivrées au compte-gouttes après une évaluation par l’ANSM « prenant en compte la pathologie du patient et les traitements actuels et précédemment administrés ».

Depuis 2005, environ 400 patients présentant des douleurs neuropathiques centrales (associées à une lésion ou à une dysfonction du système nerveux) ont été traités par Marinol, dans le cadre d’ATU nominatives, nous indique l’ANSM. En 2017, cela concernait 162 patients, ainsi que quelques cas de troubles alimentaires liés au VIH (grande maigreur) ou de nausées et vomissements postchimiothérapie.

Un autre médicament, l’Épidiolex, à base de cannabidiol, a quant à lui fait l’objet pour la première fois d’une ATU nominative en 2017, « chez un patient présentant une forme particulièrement grave d’épilepsie ».

Les usagers thérapeutiques du cannabis sont divers : personnes atteintes de maladies chroniques (sclérose en plaques, sida, etc.), malades du cancer sous chimiothérapie, enfants souffrant d’épilepsie grave, personnes accidentées souffrant de douleurs chroniques, etc. Faute de filière légale et de suivi médical, chacun bricole en s’appuyant sur les réseaux sociaux et les expériences étrangères. « Sur Internet, on trouve par exemple des gens qui prônent l’arrêt des autres traitements contre le cancer, dit Fabienne Lopez, de Principes actifs. L’interdit est la porte ouverte au n’importe quoi et au marché noir. Il n’y a aucune garantie que le cannabis vendu au marché noir soit propre à la consommation ou ait le bon dosage. »

Pour réduire les risques cancérogènes liés à la combustion, les associations d’usagers conseillent une consommation sous forme de vaporisation ou d’ingestion. Certains patients cultivent eux-mêmes leurs plants en choisissant des variétés généralement faibles en tétrahydrocannabinol (THC), principal responsable des effets psychoactifs, et fortes en cannabidiol (CBD). D’autres patients se fournissent à l’étranger en huiles ou en fleurs séchées produites par le laboratoire néerlandais Bedrocan, le principal fournisseur de cannabis médical à l’état brut en Europe.

Contrairement au THC, le CBD est réputé ne pas avoir d’effet psychoactif. Mais dans un avis de juin 2015, la commission stupéfiants de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) se montre très prudente. « Il s’avère que ce produit agit sur la sédation, la vigilance, la dépression…, écrit-elle. Ces effets psychoactifs existent donc. » Elle note de plus que dans les études existantes, il est « difficile d’isoler l’efficacité propre du cannabidiol, souvent associé au THC dans les études, notamment sur la douleur où il pourrait intensifier les effets du THC ».

À chaque annonce d’une avancée sur les cannabinoïdes médicaux à l’étranger, les militants français en faveur de sa légalisation reçoivent des dizaines de mails de malades ou de proches demandant des conseils. « On parle d’adultes responsables, d’une quantité importante de personnes qui ont besoin médicalement du cannabis et sont réprimées, dit le psychologue Jean-Pierre Couteron, président de la Fédération addiction. La dernière fois, j’ai eu une femme qui m’appelait pour soulager sa mère atteinte d’une sclérose en plaques, pour qui les médicaments existants ne fonctionnaient pas. Si la France n’arrive pas à résoudre le problème du cannabis récréatif, solutionnons au moins celui du cannabis thérapeutique. Cela serait déjà un grand pas. »

La loi du 31 décembre 1970 « de lutte contre la toxicomanie », l’une des plus répressives en Europe, ne distingue pas les usagers thérapeutiques des autres. Les usagers thérapeutiques peuvent être poursuivis pour usage de stupéfiants (un an de prison et 3 750 euros d’amende), pour détention (dix ans de prison et 7 500 000 euros d’amende), voire pour production s’ils font pousser eux-mêmes leur cannabis (vingt ans de prison et 7 500 000 euros d’amende). « Le fait que des personnes plantent pour consommer et non pour un trafic n’a pas du tout été appréhendé par le législateur, explique Katia Dubreuil, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. C’est considéré comme un crime, même s’il n’est pas poursuivi aux assises. Ce qui explique les perquisitions, qui ne sont pas des moyens a priori disproportionnés par rapport à un crime. »

Le ministère de la justice ne dispose pas de statistiques au sujet des peines prononcées. « Nous sommes jugés exactement comme des usagers récréatifs, sauf si vous tombez sur des magistrats ouverts d’esprit », explique Fabienne Lopez. Selon les associations d’usagers contactées, les patients disposant d’un dossier médical sérieux sont souvent condamnés à une petite amende ou dispensés de peine. Mais ils sont rarement relaxés.

« Et quand il y a dispense de peine, les parquets font souvent appel pour rappeler l’interdit, souligne Fabienne Lopez. En appel, on a des condamnations à de la prison avec sursis, des amendes plus élevées, des mises à l’épreuve de plusieurs années. C’est terrible, car quand les gens en arrivent à prendre du cannabis c’est qu’il n’y a pas d’autre alternative, qu’ils ont déjà essayé tous les traitements. Trouver un avocat, passer au tribunal, arrêter de se traiter, recommencer à souffrir, c’est compliqué. Je pars du principe que mon corps m’appartient et que c’est mon corps qui souffre ! »

Cette militante de la réduction des risques en matière de drogues a elle-même expérimenté l’effet de certaines variétés de cannabis pour contrer les effets secondaires d’une chimiothérapie lors d’un cancer : nausées, crampes, problèmes de peau, douleurs osseuses et dépression. « C’étaient des petits symptômes qui m’empêchaient de vivre, j’étais arrivée à sept médicaments rien que pour ces symptômes, explique Fabienne Lopez. Et ça ruine la libido et une vie de couple. Mais ça, le milieu médical ne l’entend pas. »

Olivier Bertrand, médecin généraliste et membre de l’association Norml, parle de « quadruple peine ». « Les usagers thérapeutiques souffrent de maladies lourdes, handicapantes, dit-il. Ils n’ont pas d’accès sécurisé au produit qu’ils doivent acheter dans la rue ou cultiver ; ils n’ont aucun suivi médical ; et se font condamner pour usage ou production. »

« Les malades ne peuvent pas attendre »

Bernard Rambaud préside l’association UFCM-I Care (Union francophone pour les cannabinoïdes en médecine) qui organise chaque année à la faculté de pharmacie de Strasbourg une conférence internationale où des chercheurs et praticiens étrangers viennent présenter les avancées des utilisations thérapeutiques des cannabinoïdes.

Séropositif depuis 1984, Bernard Rambaud a été condamné le 10 septembre 2015 par la cour d’appel de Colmar pour usage, détention et production de cannabis, mais dispensé de peine. La Cour de cassation a depuis rejeté son pourvoi sans l’examiner, rendant la décision définitive. « La justice condamne des malades parce que ne trouvant pas de médicament efficace dans la pharmacopée française, ils ont trouvé une solution ailleurs », s’indigne ce militant historique de ce qu’il appelle la « phytothérapie ».

Intolérant aux antirétroviraux, Bernard Rambaud vit un « calvaire ». Seul le cannabis, sous forme alimentaire et de vaporisation, l’aide à supporter ses traitements, à manger et à dormir. Pendant longtemps, il s’est fourni en fleurs séchées (Bedrocan) dans une pharmacie néerlandaise, avec « un taux de cannabinoïdes stable, sans moisissures, ni pesticides », mais cela lui revenait trop cher. Aujourd’hui, il tente de retrouver les variétés « old school » saisies chez lui par les forces de l’ordre, car celles vendues au marché noir sont trop fortes en THC pour lui. « J’ai récupéré des graines originaires du Maroc et du Pakistan, mais ça va me prendre des années d’obtenir les croisements avec le bon taux de cannabidiol. »

Identifié à la fin des années 1980, le système endocannabinoïde intervient dans plusieurs processus physiologiques et pathologiques comme le contrôle de la prise alimentaire, l’inflammation, le contrôle des fonctions neurologiques, etc. Notre corps produit ses propres cannabinoïdes qui agissent sur des récepteurs spécifiques (CB1 et CB2 pour les deux identifiés). À la différence des neurotransmetteurs, ces endocannabinoïdes sont de nature lipidique et sont synthétisés et libérés à la demande. Il s’agit d’un système ancestral, présent des invertébrés jusqu’aux vertébrés.

Le cannabis contient plusieurs dizaines de cannabinoïdes différents, les plus connus étant le THC, principal responsable des effets psychotropes, et le CBD. Ce qui lui permet de traiter plusieurs symptômes d’une même maladie. « Par exemple, des personnes amaigries atteintes du sida pourraient profiter d’un traitement qui agirait à la fois sur leurs angoisses, douleurs et nausées et qui serait en même temps stimulateur de l’appétit », indiquait l’Institut de médecine des États-Unis en 1998.

Les études actuelles, menées notamment aux États-Unis et en Israël, visent à isoler ces cannabinoïdes et à identifier leurs effets pour pouvoir les reproduire. « En termes de niveau de preuve suffisant, le cannabidiol montre un intérêt évident, essentiellement dans l’épilepsie grave de l’enfant, ainsi que dans le problème de spasticité de la sclérose en plaques », explique le médecin psychiatre Nicolas Authier, chef du service de pharmacologie médicale du CHU de Clermont-Ferrand et président de la commission des stupéfiants de l’ANSM. « Il existe beaucoup de recherches sur la douleur, mais avec un niveau de preuve moins élevé », ajoute-t-il.

Ces avancées scientifiques sont presque inaudibles en France où « l’état du débat public est moyenâgeux », estime Jean-Pierre Couteron. L’Académie de médecine est ainsi vent debout contre le cannabis médical, considéré comme la porte ouverte à une légalisation générale. En janvier 2014, par la voix du professeur Jean Costentin, elle s’était opposée à l’autorisation de mise sur le marché du Sativex, estimant que « les risques que fait courir le tétrahydrocannabinol/THC sont très nombreux, souvent graves et incompatibles avec un usage thérapeutique ».

« Le problème est qu’on a d’un côté des responsables qui ne veulent pas réfléchir car c’est de la drogue, donc c’est mal ; de l’autre côté des militants qui ont pris du cannabis, ont été soulagés et imaginent que cela va soulager tout le monde, dit Jean-Pierre Couteron. Mais ce n’est pas la même chose de traiter des glaucomes, des troubles alimentaires du cancer, la spasticité de la sclérose en plaques ou l’épilepsie. »

Le psychiatre et addictologue Amine Benyamina milite lui aussi pour que des essais cliniques aient lieu en France. « La France accuse un retard idéologique abyssal, notre personnel politique est terrorisé à l’idée d’ouvrir le débat sur le cannabis et prend en otage la filière médicale, dit le responsable du centre d’addictologie de l’hôpital Paul-Brousse (Villejuif). On a un blocage historique, d’abord car il ne s’agit pas d’un produit du terroir français, contrairement à l’alcool qui tue 55 000 personnes par an. Le cannabis, c’est la drogue de l’étranger, des banlieusards qui veulent perturber l’ordre social. On a ethnicisé le cannabis, alors que s’il y a une drogue qui touche toutes les classes sociales, c’est bien le cannabis. » L’usage médical du cannabis est formellement interdit en France depuis le 28 novembre 1956, année de l’indépendance du Maroc où la régie des tabacs et des kifs, société multinationale aux capitaux principalement français, avait pourtant développé la culture du cannabis.

En attendant l’arrivée de ces médicaments à base de cannabinoïdes, les usagers thérapeutiques réclament une « tolérance sur le cannabis médical ». Bernard Rambaud met en garde : « Derrière, il y a des malades qui souffrent et ne peuvent pas attendre que les laboratoires aient testé et recréé les molécules dans les laboratoires. »

Source : Médiapart

Auteur: Philippe Sérié

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