Enfin une expérimentation du cannabis thérapeutique !

Décembre 2020 – Rédigé par Christelle DESTOMBES

Après deux ans de travaux préparatoires menés au sein de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), la France va expérimenter le cannabis thérapeutique, à partir du mois de mars 2021, pour deux ans.

Il aura fallu un petit coup de gueule sous forme de tribune début septembre pour débloquer la situation (1)… Une cinquantaine de signataires – médecins, associations de patients, patients experts, sociologues et addictologues – s’y émeuvent du retard, en partie explicable par la crise sanitaire, de la publication des décrets nécessaires pour mener l’expérimentation du cannabis thérapeutique en France. Dont acte : le 9 octobre, le ministère de la Santé publie le décret autorisant les premières expérimentations du cannabis thérapeutique, dans un cadre très contrôlé et limité (2).

Dans la foulée, sont parus les arrêtés fixant les spécifications des médicaments le 16 octobre (3) et les modalités du registre électronique national de suivi des patients, le 29 octobre (4). L’ANSM, en charge de l’expérimentation, a ensuite lancé un appel à candidatures, clos le 24 novembre, pour sélectionner les producteurs à même de fournir les spécialités thérapeutiques (5). La production de cannabis étant interdite en France, seuls des producteurs étrangers pouvaient candidater…

3 000 patients et cinq indications

Plus de 3 000 personnes seront concernées par l’expérimentation : 750 patients avec des douleurs chroniques neuropathiques, 750 patients présentant une spasticité (contractions musculaires) douloureuse de la sclérose en plaques ou des lésions médullaires, 500 patients pour des épilepsies résistantes, 500 pour des « symptômes rebelles en oncologie » et autant de personnes en situation palliative (6). Il s’agit de patients peu ou mal soulagés par les thérapies disponibles, orientés par leurs médecins pour intégrer l’expérimentation.

Les médecins doivent être « volontaires » : exerçant dans des centres de référence pour les cinq indications retenues ou les centres antidouleur, ils devront suivre un module de formation pour pouvoir prescrire le cannabis, avant un éventuel relais par les médecins généralistes et les pharmaciens. Un registre national recueillera des données cliniques d’efficacité et de sécurité.

Les formes fumées ont été écartées de l’expérimentation. Les fleurs ou granulés destinés à être vaporisés, les capsules par voie orale ou les extraits de cannabis sous forme orale ou sublinguale ont été retenus. Ces médicaments devront répondre aux standards de qualité pharmaceutiques. Ils seront fournis sous forme de produits finis, prêts à être délivrés aux patients, ainsi que les éventuels dispositifs de vaporisation. Plusieurs ratios de THC/CBD sont considérés pour ces produits (THC dominant, CBD dominant et ratio équilibré 1:1), dans chacune des formes (fleurs, capsules, extraits) pour un total de 12 types de cannabis médical.

Des patients soulagés, mais…

L’objectif principal de l’expérimentation est d’évaluer en situation réelle le circuit de prescription et de délivrance des spécialités, ainsi que l’adhésion des professionnels de santé et des patients à ces conditions. Il ne s’agit pas de revenir sur l’efficacité clinique du cannabis thérapeutique (voir l’entretien ci-dessous), mais d’acculturer les médecins français, qui connaissent mal les propriétés du cannabis dans le traitement des douleurs, et d’en sécuriser la prescription.

Mado Gilanton, présidente d’Apaiser S&C, l’association dédiée aux patients atteints de la maladie de syringomyélie et/ou malformation de Chiari ou de fentes médullaires, se dit satisfaite : « Nous attendions les décrets avec impatience… Nous nous battons depuis des années pour accéder au cannabis thérapeutique, dans la mesure où nous n’avons pas de résultats avec les autres médicaments contre la douleur neuropathique en particulier et les spasticités. C’est intéressant de voir ce qu’il peut apporter aux patients. Mais c’est peu : 3000 patients sur cinq indications, au regard des six millions de personnes qui souffrent de douleurs neuropathiques en France… »

Selon l’Observatoire français des médicaments antalgiques, entre 10 et 12 millions de personnes souffrent de douleurs chroniques, subies pendant au moins trois mois, avec des conséquences physiques, morales et sociales importantes. De plus, près de 70% des patients douloureux chroniques ne reçoivent pas un traitement approprié, surconsomment des soins et / ou  pratiquent une automédication hasardeuse. Le laboratoire Sesstim de l’Inserm a mené une étude Cannavid (7), sur la consommation du cannabis pendant le confinement, qui montre une pratique importante, déclarée par 40% des consommateurs, de l’autothérapeutique, pour améliorer le sommeil, réduire le stress, et soulager des douleurs (60%). Ce qui n’étonne pas Mado Gilanton qui suggère que les médecins restent sourds à la douleur des patients : « À la porte des centres de rééducation fonctionnelle, il y a du deal. Si les médecins ne le savent pas, soit ils n’ont plus d’odorat, soit ils sont aveugles. Tant que les médecins ne se rendent pas compte que leurs patients prennent du cannabis pour se soigner, on n’avancera pas. »

Accès compassionnel ?

Le cannabis médical pourrait enrichir la palette des thérapeutiques disponibles. À l’étranger, le soulagement de la douleur chronique est la première indication de ces médicaments et en France, deux spécialités thérapeutiques ont été intégrées à la palette : le Sativex, autorisé en 2013 pour la spasticité musculaire dans la sclérose en plaque n’a jamais été commercialisé, faute d’accord sur le prix entre le labo et les autorités de santé ; le Marinol, un cannabis synthétique parfois prescrit pour les effets secondaires des trithérapies, est restreint à une dispensation sous forme d’autorisation temporaire d’utilisation.

Pour aller plus vite, le collectif ACT (8) et Apaiser S&C souhaitent une autorisation de mise sur le marché à titre compassionnel, en parallèle de l’expérimentation. L’amendement proposé a été rejeté à une voix… Pour Fabienne Lopez, présidente de Principes actifs (9), « il va encore falloir mener un combat. En attendant un éventuel élargissement post-expérimentation, de nombreux patients continueront à pratiquer l’automédication, à se fournir au marché noir, à accéder à des formes non contrôlées, à autoproduire et resteront dans l’illégalité… » Avec d’autres, Fabienne Lopez a été auditionnée par la mission d’information sur les usages du cannabis qui, dans son rapport d’étape publié en septembre (10), disait vouloir « réfléchir à la sortie de l’expérimentation et à la pérennisation du dispositif, pour sécuriser les patients et permettre le développement d’une filière française du cannabis thérapeutique. » La récente décision de la Commission des stupéfiants de l’ONU le 3 décembre qui a déclassifié le cannabis médical de la liste des stupéfiants (11), pourrait faire pencher la balance…

1) https://www.leparisien.fr/societe/sante/tribune-pour-un-cannabis-medical-nous-attendons-des-decisions-politiques-fortes-08-09-2020-8380920.php
2) https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042410284
3) https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGIARTI000042437322/2020-10-19/#LEGIARTI000042437322
4) https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFARTI000042491273#JORFARTI000042491273
5) https://www.ansm.sante.fr/Dossiers/Cannabis-a-usage-medical/Appel-a-candidatures-fourniture-et-distribution-de-medicaments-a-base-de-cannabis-pour-l-experimentation/(offset)/0
6) https://www.ansm.sante.fr/Decisions/Experimentation-Cannabis-a-usage-medical-Experimentation-du-cannabis-a-usage-medical/Decision-du-26-10-2020-fixant-le-nombre-de-patients-traites-dans-chacune-des-indications-therapeutiques-ou-situations-cliniques-retenues-pour-l-experimentation-prevue-a-l-article-43-de-la-loi-n-2019-1446-du-24-decembre-2019-de-financement-de-la-securite-sociale-pour-2020
7) https://www.addictaide.fr/iframe-article/?pid=25461
8) https://collectifact.org/
9) www.principesactifs.org
10) http://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/315054/3062083/version/1/file/MIC-cannabis_rapport_etape_therapeutique.pdf
11) https://news.un.org/fr/story/2020/12/1083712

Deux ans de travaux


En mai 2018, alors ministre de la Santé, Agnès Buzyn ouvre le débat en déclarant : « C’est peut-être un retard que la France a pris quant à la recherche et au développement du cannabis médical. D’autres pays l’ont fait. J’ai demandé aux différentes institutions qui évaluent les médicaments de me faire remonter l’état des connaissances sur le sujet, parce qu’il n’y a aucune raison d’exclure, sous prétexte que c’est du cannabis, une molécule qui peut être intéressante pour le traitement de certaines douleurs très invalidantes ».


En septembre 2018, l’ANSM met en place un comité scientifique spécialisé temporaire (CSST) pour « évaluer la pertinence et la faisabilité de la mise à disposition du cannabis thérapeutique » (1). Après l’analyse des données scientifiques, et de nombreuses auditions d’associations de patients et d’experts, le CSST rend un premier rapport en décembre. L’ANSM se dit alors favorable à l’utilisation du cannabis à visée thérapeutique pour cinq indications : les douleurs réfractaires aux thérapies (médicamenteuses ou non) accessibles, certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes, les soins de support en oncologie, les situations palliatives et la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques.


Après d’autres travaux liés aux modalités du circuit de prescription et de délivrance, l’ANSM et le ministère de la Santé s’engagent en faveur d’une expérimentation en juillet 2019. Olivier Véran, alors député, présente un texte devant l’Assemblée, devenu l’article 43 de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2020, qui donne son feu vert au lancement d’une expérimentation (2).


1) On peut revoir les auditions de ce CSST ici https://www.youtube.com/channel/UCLwzdfn_TDPGx7pv7nbDryQ/playlists?sort=dd&shelf_id=2&view=50
2) https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000039675393

INTERVIEW

« La formation des médecins est cruciale »

Nicolas Authier préside le CSST pour la mise en œuvre du cannabis médical et dirige le centre antidouleur du CHU de Clermont-Ferrand. Il décrit le cadre de cette expérimentation, qui n’est pas la porte ouverte à une légalisation plus large…

Quel est le cadre de cette expérimentation ?

Cette expérimentation, qui n’est pas un essai clinique, vise à expérimenter une politique publique, à tester un dispositif de prescription et de dispensation du cannabis médical. Nous collecterons aussi des données cliniques et scientifiques pour avoir des analyses complémentaires de celles de la littérature. Mais ce n’est pas l’objectif principal.

Pendant nos travaux, nous avons étudié ce qui s’était passé à l’étranger. Certains pays ont légalisé directement le cannabis médical, ce n’est pas pour autant qu’il est accessible pour les patients. C’est le cas en Angleterre, par exemple, aucun médecin n’en a prescrit ! Nous avons donc travaillé spécifiquement sur l’accessibilité aux produits. La question n’est pas de surface : si les professionnels de santé n’adhèrent pas, ne comprennent pas et ne prescrivent pas, il n’y a pas d’accès au produit… C’est la raison pour laquelle la formation des médecins est cruciale.

Quels médecins seront formés ?

Avant le début de l’expérimentation, les médecins volontaires pour l’expérimentation seront formés en e-learning, pendant trois heures, sur la plante, le rationnel scientifique pour la prescrire, jusqu’aux formes de prescription et dispensation. Peu de médicaments bénéficient d’une formation aussi longue… Elle sera obligatoire pour les médecins prescripteurs de l’expérimentation, et dans un second temps, nous formerons les médecins généralistes, qui voudraient reprendre la main sur les prescriptions, et les pharmaciens d’officine ou à l’hôpital. Cela va se faire progressivement, mais nous espérons former 5 000 professionnels d’ici la fin de l’expérience (NDLR : deux ans).

Certaines associations de patients jugent que les indications sont trop restrictives.

Elles ne sont pas si éloignées des indications retrouvées dans les principaux pays historiques, tels que le Canada et Israël. Dans certains pays, il n’y a pas de liste d’indications, d’autres ont commencé avec des approches très libérales, et ont depuis remis des cadres pour accompagner, rassurer les prescripteurs et guider la prescription. Nous n’avons rien inventé, mais regardé ce qui s’était passé et comment ça évolue. Aujourd’hui, de nombreux pays convergent vers des modèles assez proches, en termes d’indications et de produits, avec de moins en moins de fleurs, de plus en plus d’huiles et de comprimés, etc.

Les personnes séropositives pourront-elles être incluses ?

Si elles ont besoin de Marinol pour des douleurs neuropathiques ou centrales, elles pourront en bénéficier. C’est un peu plus rare aujourd’hui, mais les séropositifs plus âgés ont des séquelles du virus ou d’anciens traitements, avec douleurs neuropathiques. Nous avons listé la symptomatologie, la pathologie n’est pas la cause des inclusions.

Pensez-vous que cette expérimentation permettra d’ouvrir la réflexion à d’autres usages ?

Le projet de cannabis médical n’a rien à voir avec un accès plus large à d’autres usages du cannabis. Ce projet, qui a un début et une fin, n’est pas un strapontin, ni une étape vers autre chose. Ce n’est rien d’autre que la mise en place d’une nouvelle thérapeutique pharmacologique issue de la phytothérapie pour traiter, dans le cadre de parcours de soins spécifiques, des malades chroniques. Nous n’attendons pas ça comme un miracle, mais comme une solution complémentaire à proposer à certains de nos patients qui sont toujours en souffrance. Certains médecins restent dubitatifs, et ont besoin d’être convaincus. Je le comprends, car les données scientifiques restent relativement modestes en termes de niveau de preuve. Tant qu’on n’aura pas convaincu par des formations sérieuses, et des résultats encourageants, il y aura toujours quelques professionnels qui auront un doute. L’expérimentation ne doit pas nous dédouaner de mettre en œuvre des essais contrôlés en double aveugle. Elle va probablement débrider les choses, permettre de s’engager dans des essais plus facilement qu’avant. Il y a une chape de plomb autour du cannabis, qui reste entaché d’idéologie. C’est un biais cognitif qui vient perturber le discernement. C’est pour ça qu’il faut remettre de la science, faire les choses sérieusement, de manière rassurante et sécurisée.

Source : journaldusida.org

Auteur: Philippe Sérié

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