Le cannabis, thème inattendu de la campagne présidentielle géorgienne

Les candidats à l’élection, qui se déroule dimanche, ont dû se prononcer sur le projet de loi destiné à permettre la culture et l’exportation du cannabis à des fins thérapeutiques.

An election official prepares a poling station ahead of presidential election in the town of Dusheti, Georgia, October 27, 2018. REUTERS/David Mdzinarishvili

Le sujet, inattendu dans un pays de l’ex-URSS encore marqué par un fort conservatisme social, s’est imposé comme l’un des grands thèmes de la campagne pour l’élection présidentielle qui se tient dimanche 28 octobre en Géorgie : faut-il y autoriser la culture et l’exportation de marijuana à usage thérapeutique et cosmétique ?

Le 10 septembre, le gouvernement géorgien a introduit sans préavis un projet de loi en ce sens, recevant immédiatement le soutien du milliardaire Bidzina Ivanichvili, chef du parti majoritaire et homme fort du pays. L’annonce a fait dans ce pays du Caucase l’effet d’un coup de tonnerre. Un mois plus tôt, le 31 juillet, la Cour suprême du pays avait déjà décidé de dépénaliser l’usage du cannabis au nom du « droit au développement personnel ». Cette décision, prise à la surprise générale, constituait déjà une première dans l’espace post-soviétique.

L’idée de cultiver du cannabis à des fins thérapeutiques a été présentée comme un moyen de développer un nouveau secteur d’activité, très lucratif et à même de revitaliser les campagnes où le niveau de vie reste très bas. Le climat géorgien est aussi vu comme favorable à un tel projet, de même que le faible coût de l’électricité dans le pays (le projet évoque la culture en serre et non en plein air). Le premier ministre, Mamouka Bakhtadze, s’est empressé de vanter un projet « très responsable » qui serait « régulé de la manière la plus stricte », citant en exemple Israël et le Canada.

Fronde des orthodoxes

Peine perdue : l’idée a suscité de vives critiques, notamment au sein de l’opposition fidèle à l’ancien président Mikheïl Saakachvili. D’autres formations ont estimé que le sujet n’était pas prioritaire, la législation n’ayant pas encore été adaptée à la décision de la Cour suprême de juillet, notamment quant à la détention de la drogue. L’insistance de l’oligarque Ivanichvili à défendre le projet a aussi fait dire à certains médias que l’homme d’affaires ne dédaignerait pas d’y jouer lui-même un rôle. Le président sortant, Guiorgi Margvelashvili, s’est quant à lui inquiété de l’impact d’une telle mesure pour l’image de la Géorgie.

Mais le véritable coup d’arrêt est venu de l’Eglise orthodoxe, très puissante et influente. Le Patriarcat a évoqué, en plus de considérations morales, une question de « sécurité nationale » et cité, plutôt qu’Israël ou le Canada, les exemples de l’Afghanistan et de la Colombie. Le 16 septembre, une marche organisée par les religieux contre ce projet et contre la dépénalisation a réuni plusieurs centaines de personnes. Le sujet a également mis en difficulté la favorite du scrutin présidentiel, l’ancienne diplomate française Salomé Zourabichvili, soutenue par le pouvoir et accusée par plusieurs évêques d’être « favorable à la marijuana ». Celle-ci se dit pourtant, dans un entretien au Monde, « opposée à la légalisation complète du cannabis ».

Face à la fronde des orthodoxes, et en attendant la fin de la phase électorale, le gouvernement a décidé de mettre ses plans de côté. Mais dans une interview accordée à la télévision vendredi 26 octobre, Bidzina Ivanichvili a assuré que les discussions reprendraient rapidement, promettant seulement de « ne pas aller contre la société ».

Cette reculade n’a pas suffi à enterrer le débat plus général sur la consommation des drogues en Géorgie, où les évolutions récentes sont parmi les plus spectaculaires du monde. L’usage de la drogue est traditionnellement massif depuis les années 1990, dans ce pays de 3,5 millions d’habitants, avec 2 % des 16-64 ans ayant un usage considéré comme problématique de drogues dures. Concernant le cannabis, les prix élevés sont compensés par des plantations clandestines à la campagne.

Une politique ultra-répressive de Tbilissi

Face à cela, Tbilissi a traditionnellement conduit une politique ultra-répressive, à la fois héritage des législations soviétiques et résultat de la lutte à tous crins contre la criminalité menée par Mikheïl Saakachvili entre 2004 et 2012. La pratique des tests d’urine aléatoires, pratiqués sur des individus arrêtés en pleine rue, a atteint un pic en 2012 (60 000) avant de retomber à 13 000 en 2017.

« Des traces même infimes de substance peuvent conduire en prison, relève David Subeliani, l’un des fondateurs de White Noise, un groupement d’activistes actif sur le sujet. Pour la plupart des drogues, les quantités ne sont pas spécifiées. Quelques grammes de MDMA peuvent entraîner des peines de six à huit ans, et ce n’est pas seulement théorique. » Sur les 9 000 prisonniers que compte le pays, plus de 3 000 seraient ainsi détenus pour des affaires de drogues, « et 90 % d’entre eux sont de simples usagers », assure David Subeliani. Quatre prisonniers purgent encore une peine de prison à perpétuité pour détention de produits stupéfiants.

White Noise a joué un rôle primordial ces dernières années, au côté du parti politique Girchi, pour faire évoluer la législation et défendre les usagers condamnés. Le collectif a marqué les esprits et des points au mois de mai 2018. Au lendemain d’une descente policière particulièrement musclée (agents cagoulés et armés) dans le club le plus populaire de la capitale, Bassiani, des milliers de personnes se sont réunies devant le Parlement pour une immense rave-party improvisée qui se pare rapidement du titre de RAVEolution. Les protestataires dénoncent ces descentes récurrentes, la poursuite des emprisonnements, mais aussi les pressions policières subies par les usagers de province.

Durant la campagne présidentielle, les candidats ont dû se résoudre à s’engager sur le sujet, dévoilant des projets de législation plus ou moins libéraux. Parmi eux, celui de Zourab Japaridze, candidat du petit parti Girchi, détonne. Cette formation libertarienne prône la légalisation de l’usage du cannabis et, « à terme », celle de toutes les drogues. Son meeting de campagne final, le 21 octobre, a pris la forme d’une Cannabis Fest en plein centre de Tbilissi. Avant d’être emmené au commissariat pour quelques heures, M. Japaridze a eu le temps d’y prononcer un bref discours et de distribuer trois joints.

Source : lemonde.fr

Auteur: Philippe Sérié

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