LA FIN D’UN INTERDIT Le Monde 10.09.13

Soixante ans après avoir été banni de la pharmacopée française, en 1953, le cannabis se prépare à un retour officiel dans les pharmacies. Un premier médicament à base de ce stupéfiant, le Sativex, déjà disponible dans une vingtaine de pays, pourrait être commercialisé, en France, d’ici à fin 2014 ou début 2015. L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), qui a reçu une demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM) pour ce traitement en juillet, rendra sa décision « dans le courant de l’automne », précise le docteur Nathalie Richard, de l’ANSM.

Si l’AMM est accordée, ce qui semble probable compte tenu de la volonté politique affichée d’ouvrir le dossier du cannabis thérapeutique, les malades devront ensuite attendre, comme pour tout nouveau médicament, la fixation de son prix et du niveau de remboursement par l’Assurance-maladie. Le Sativex, un spray buccal qui associe deux molécules, du tétrahydrocannabinol (THC) et du cannabidiol (CBD), pourra alors être prescrit dans des cas de spasticité (contractures) dus à une sclérose en plaques, indication fixée par l’AMM européenne.

Reconnu dans un nombre croissant de pays (dont le Canada, une vingtaine d’Etats aux Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Espagne), dans des indications variables, l’usage médical du cannabis est longtemps resté un sujet sensible en France, source de débats musclés parmi les politiques et les médecins. Au risque de flirter avec le ridicule… Récemment encore, au dernier congrès de l’Ectrims – le Comité européen pour le traitement et la recherche sur la sclérose en plaques -, qui s’est tenu à Lyon en octobre 2012, la session consacrée aux dérivés du cannabis était ainsi interdite aux médecins français. Mais le panneau à l’entrée de la salle ne les a en rien découragés…

Un premier pas a été franchi avec la publication, le 5 juin, d’un décret autorisant la mise sur le marché de médicaments « contenant du cannabis ou ses dérivés », qui était interdite au même titre que la détention ou la consommation de cette substance illicite. La seule dérogation était un dispositif d’autorisation temporaire d’utilisation (ATU) pour le Marinol, une forme synthétique de THC commercialisée dans plusieurs pays. En une dizaine d’années, une centaine de malades (sur 150 demandes) ont bénéficié de cette procédure contraignante pour les médecins sur le plan administratif. Dans des cadres divers : douleurs neuropathiques, nausées, vomissements postchimiothérapie et anorexie chez les patients atteints du sida….

En revanche, aucune ATU n’a jamais été accordée pour le Sativex. Le décret va donc faciliter l’accès des patients à ce type de médicaments, et aussi ouvrir la porte à des essais cliniques. Mais le cadre restera étroit. « Ni l’autoculture de cannabis ni les produits artisanaux ne sont prévus par ce décret », insiste-t-on au ministère de la santé, très sollicité par des associations de patients à ce sujet. Quant à la législation sur le cannabis récréatif, elle ne bougera pas d’un iota.

L'agence nationale de sécurité du médicament a reçu une demande d'autorisation de mise sur le marché (AMM) d'un traitement à base de cannabis en juillet 2013. | Audoin DESFORGES pour "Le Monde"

L’agence nationale de sécurité du médicament a reçu une demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM) d’un traitement à base de cannabis en juillet 2013. | Audoin DESFORGES pour « Le Monde »

VENDU COMME ANTIDOULEUR ENTRE 1845 ET 1885

Si les propriétés thérapeutiques des cannabinoïdes (dont environ 75 types ont été identifiés dans la plante de cannabis) sont de plus en plus étudiées par les chercheurs et les cliniciens, leur découverte est ancienne. « L’une des premières mentions du cannabis se trouve dans un document médical chinois datant de 2 700 avant J.-C., qui décrit son usage dans le traitement de la goutte, de la malaria et des rhumatismes », écrivent les addictologues Amine Benyamina et Lisa Blecha (hôpital universitaire Paris-Sud – Paul-Brousse, Villejuif) dans un article publié par la revue Douleur et analgésie, en 2012. Selon eux, le cannabis a été largement vendu comme antidouleur de 1845 jusqu’à 1885. Son profil était plus favorable que celui de l’opium, « car il engendrait moins d’effets secondaires, peu de signes de manque physique et coûtait moins cher ». L’usage médical a décliné avec l’arrivée de nouveaux opiacés et surtout avec celle de l’aspirine, bien plus facile à manier.*

Pour les spécialistes de la sclérose en plaques (SEP), l’arrivée du Sativex est une bonne nouvelle. « Longtemps, la recherche s’est centrée sur la mise au point de traitements de fond, élégants et onéreux, visant à ralentir l’évolution de la maladie ; mais celle de médicaments symptomatiques, permettant de soulager les malades au quotidien était négligée, estime le professeur Thibault Moreau, chef du service de neurologie du CHU de Dijon. Beaucoup de patients nous confient qu’ils se procurent du cannabis pour lutter contre leurs contractures, et ce ne sont pas tous des fumeurs habituels de joints. »

Le Sativex présente la garantie d’avoir été évalué en tant que médicament, avec des études cliniques rigoureuses, ajoute le neurologue. « Son efficacité est modeste mais significative sur la spasticité. Il semble aussi avoir des effets bénéfiques sur le sommeil, peut-être par la diminution des contractures. Le Sativex agit chez seulement 30 % à 50 % des malades, mais potentiellement dans toutes les formes de SEP », poursuit le professeur Moreau. Quant aux risques d’effets secondaires et de mésusage, ils ne posent selon lui pas de réels problèmes, les effets psychoactifs du produit étant quasi inexistants du fait de sa teneur très faible en THC. « La présence de cannabidiol contrebalance les effets délétères du THC », souligne Amine Benyamina.

Au-delà des contractures de la SEP, le Sativex et les autres médicaments à base de cannabis pourraient, à terme, avoir des indications plus larges en neurologie. « Leur mode d’action étant non spécifique, il est probable qu’ils sont efficaces sur des contractures d’autres causes, lors d’une atteinte médullaire ou après un accident vasculaire cérébral par exemple, avance le professeur Moreau. Par ailleurs, il est possible qu’ils aient d’autres effets dans la sclérose en plaques, sur les tremblements et même sur la progression de la maladie. Ce rôle neuroprotecteur est à l’étude et commence à faire l’objet de publications. »

A l’échelle moléculaire, les effets du cannabis s’exercent à plusieurs niveaux. Des récepteurs cannabinoïdes de type 1 (CB1), souvent associés à des récepteurs aux opiacés, sont présents dans plusieurs régions cérébrales impliquées dans les voies sensorielles de la douleur. Il existe également des récepteurs cannabinoïdes de type 2, qui « se situent surtout sur les cellules de l’immunité (macrophages) et ont une action dans la régulation des réponses immunitaires », précise Amine Benyamina. Un mécanisme qui, selon lui, explique d’ailleurs en partie les effets bénéfiques sur l’appétit observés chez les malades du sida.

« Le cannabis et ses dérivés ont des propriétés extrêmement intéressantes qui ont été longtemps sous-estimées. On leur reproche des effets addictogènes, mais tous les antalgiques ou les anxiolytiques en ont », souligne cet addictologue. Qui s’est d’abord intéressé au sujet par le biais du Nabilone, un cannabinoïde synthétique, étudié aux Etats-Unis pour traiter… la dépendance au cannabis, un domaine où aucun médicament n’est disponible, rappelle-t-il. « Dans le domaine de la douleur, les effets les mieux documentés sont ceux sur les douleurs chroniques, notamment au cours des cancers, du sida ou de la fibromyalgie », poursuit le professeur Benyamina.

« Nous avons peu d’études en France, mais il semble que les médicaments cannabinoïdes soulagent les douleurs neuropathiques rebelles aux autres traitements et pourraient avoir une place », confirme le professeur Alain Serrie, responsable du Centre de la douleur de l’hôpital Lariboisière (Paris). Une réunion des experts de la douleur à ce sujet est d’ailleurs prévue le 20 septembre à Düsseldorf (Allemagne).

Bien d’autres indications sont explorées. « Des études sont menées, à des phases plus ou moins avancées, dans des pathologies comme le glaucome, les syndromes post-traumatiques… Aux Etats-Unis, quelques essais cliniques sont en cours dans des psychoses avec du cannabidiol, c’est une piste intéressante », estime Amine Benyamina. Intéressante, mais à manier avec précaution… Car, chez les jeunes, la consommation de cannabis est, inversement, accusée de favoriser le développement de pathologies mentales, dont la schizophrénie. Une teneur de plus en plus élevée des joints en THC, enivrant et addictogène – comparativement au cannabidiol – est en accusation.

En outre, nombre de médecins sont réservés sur la place des molécules à base de cannabis dans la pharmacopée. « Il y a de petites niches, mais, dans l’ensemble, il existe souvent d’autres alternatives thérapeutiques dans les domaines où ces médicaments sont proposés », juge le pharmacologue François Chast, chef du service de pharmacie clinique des hôpitaux universitaires Paris-Centre. Il plaide, en tout cas, pour limiter le champ du cannabis médical au seul domaine des médicaments dotés d’une AMM, et ne pas l’élargir à des préparations artisanales, dont, estime-t-il, la composition n’est pas maîtrisée.

Même dans des pays plus avancés sur ce dossier, comme la Suisse, les réticences restent fortes. « Il y a une méconnaissance du sujet au sein du corps médical. Dans les formations continues des médecins, on parle surtout des abus et de la dépendance au cannabis, regrette le docteur Barbara Broers, responsable de l’unité dépendances aux Hôpitaux universitaires de Genève. La connaissance sur les cannabinoïdes, leurs récepteurs et leurs intérêts médicaux est récente ; elle n’est en général pas encore intégrée dans les études médicales. » Et d’ajouter : « A chaque pas dans le domaine du cannabis thérapeutique, il y a une énorme crainte que ce soit une voie vers la dépénalisation, c’est frustrant. »

DES MALADES DÉJÀ CONQUIS

Les patients, eux, n’ont pas attendu le décret pour soulager leurs symptômes par du cannabis. Atteinte d’une SEP depuis dix ans, Sarah Denis fume des joints depuis trois ans et pourrait difficilement s’en passer ; de même Jérôme Tetaz, myopathe, estime avoir gagné des années de vie grâce au cannabis. « Le décret ne va pas assez loin », s’insurgent des associations, comme Asud, Autosupport des usagers de drogues, et Principes actifs (Principesactifs.org), un collectif de malades ayant recours au cannabis pour se soigner.

« De nombreuses personnes n’auront pas accès à ces médicaments alors qu’ils peuvent agir sur les douleurs liées au cancer, à la dépression, à l’hyperactivité, et jouer le rôle de béquille pour l’alcool », note Pierre Chappard, président de Psychoactif (Psychoactif.fr), une autre communauté de consommateurs. « Les produits issus d’herbe naturelle sont souvent plus efficaces que le Sativex ou le Marinol, il y a un décalage entre les informations véhiculées et les utilisateurs », ajoute Fabienne Lopez, présidente de Principes actifs. Ces associations souhaitent que la France examine toutes les indications, reconnues dans d’autres pays, teste les différentes formes galéniques, lance des recherches. Elles plaident aussi pour que soient autorisées les préparations de fleurs de cannabis produites par la société néerlandaise Bedrocan.

Agréée par le ministère de la santé néerlandais, cette firme contrôle la production de cannabis à visée médicale et est la seule habilitée à le vendre aux pharmacies aux Pays-Bas, où 750 à 1 000 patients en achètent sur ordonnance. Elle exporte aussi aux mêmes fins en Italie, Finlande, Allemagne, Pologne et République tchèque.

Pour faire avancer les choses, l’association UFCM I-Care (Union francophone pour l’utilisation des cannabinoïdes en médecine) organise, le 2 octobre, une conférence sur les avancées pharmacologiques et utilisations thérapeutiques des cannabinoïdes, à Strasbourg, avec des spécialistes étrangers. Séropositif depuis trente ans, Bertrand Rambaud, son président, dit avoir divisé par six ses doses d’opiacés depuis qu’il prend de la teinture mère de cannabidiol.

Pour l’heure, nombre de ces patients ont recours à l’autoproduction et sont donc de fait hors la loi. « Les interpellations sont trop fréquentes et les peines encore trop lourdes car, pour l’instant, les tribunaux ne veulent pas entendre parler de l’usage du cannabis thérapeutique », souligne Fabienne Lopez. L’association demande donc d’édicter une ordonnance de non-poursuite pour l’usage privé et l’autoculture de cannabis sur présentation d’une attestation médicale pour des pathologies définies ». Un assouplissement qui ne semble pas à l’ordre du jour.

Par Sandrine Cabut et Pascale Santi

Les autorisations à usage thérapeutique se généralisent

Plusieurs pays autorisent les médicaments à base de cannabis : en Europe, on compte les Pays-Bas (depuis 2002), l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, la Suisse, la Grande-Bretagne, l’Italie, la République tchèque et la France, depuis juin. Chaque pays autorise une ou plusieurs formulations, et liste les indications. Contrairement à la France, où l’usage de cannabis est une infraction pénale, certains pays comme l’Espagne et les Pays-Bas ont autorisé la consommation et l’autoproduction de cannabis.

Aux Etats-Unis, la Californie a été pionnière, en 1996, de l’usage thérapeutique, rejointe depuis par une vingtaine d’Etats. C’est aussi le cas au Canada, tout comme en Israël, où la recherche est très riche sur le sujet. Plus récemment, l’Etat de Washington et celui du Colorado ont légalisé la consommation de cannabis à des fins récréatives. Le ministre de la justice américain a annoncé, le 29 août, que le gouvernement fédéral ne s’opposera pas à cette légalisation si les Etats respectent quelques garde-fous. Priorité sera donnée aux exploitants de marijuana médicale.

 

Source : http://abonnes.lemonde.fr/sciences/arti … 50684.html

Auteur: Philippe Sérié

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