
Mesdames les Sénatrices,
Messieurs les Sénateurs,
Palais du Luxembourg
15 rue de Vaugirard
75291 Paris Cedex 06
Paris, le 10 novembre 2022
Objet : Alerte de nos organisations concernant le texte n°517
Demande de saisine du Conseil constitutionnel (article 54 de la Constitution)
Refus de ratification de la convention d’entraide judiciaire entre la France et la République de Singapour
Madame la sénatrice, Monsieur le sénateur,
Le 17 février dernier, l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi n°4425 autorisant l’approbation de la convention d’entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Singapour.
Le 4 octobre dernier, la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, a déposé son rapport au Sénat. L’examen de ce texte (n°517) se fait selon la procédure accélérée.
Les organisations signataires tiennent à alerter les sénatrices et les sénateurs de ce que ce texte facilite la transmission d’informations vers la République de Singapour et permet d’effectuer des investigations en vue d’obtenir des preuves, sur demande des autorités judiciaires singapouriennes : or, Singapour fait partie des pays rétentionnistes.
A titre d’exemple, ce pays punit de la peine de mort la personne déclarée coupable de meurtre, ou de trafic de drogue, en fonction de la quantité en sa possession (le fait de détenir plus de deux cents grammes de résine de cannabis par exemple)[1].
La France a ratifié le protocole n°13 additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, interdisant le recours à la peine de mort en toutes circonstances[2]. L’article 66-1 de la Constitution interdit la peine de mort.
Dans le cadre du groupe Pompidou sur la nécessité d’intégrer les droits de l’Homme à l’élaboration, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des politiques en matière de drogues, la France ne manque pas de «rappeler [son] opposition constante et déterminée à la peine de mort, en tous lieux et dans toutes circonstances »[3].
La France a adhéré au deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort[4]. Ce protocole prévoit la compétence du Comité des droits de l’Homme pour examiner la situation de chaque Etat concernant le respect de ses obligations. Nos organisations envisageront une telle saisine. La question de la coopération policière avec l’Inde, pays pratiquant également la peine de mort, avait déjà été soulevée lors du vote sur la ratification de l’accord, de sorte que le Gouvernement ne peut pas prétendre ignorer cette problématique.
Il doit être rappelé que la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) impose aux Etats ayant ratifié le protocole n°13 de refuser de signer un accord international dont l’exécution amènerait à soumettre une personne à un risque de se voir appliquer la peine de mort.
Elle a ainsi condamné le Royaume-Uni dans une affaire où une personne avait été extradée vers l’Irak, en vertu d’une convention conclue entre les deux pays, alors que la peine de mort n’y est pas abolie.
Après avoir rappelé qu’« il est admis que les Parties contractantes sont responsables au titre de l’article 1 de la Convention de tous les actes et omissions de leurs organes », la Cour a constaté (paragraphe 137) que : « le protocole n° 13 à la Convention est entré en vigueur à l’égard du RoyaumeUni le 1er février 2004. La Cour considère que, à partir de cette date au moins, les obligations de l’Etat défendeur en vertu de l’article 2 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 13 à la Convention lui
[1] https://sso.agc.gov.sg/Act/MDA1973 La loi de 1973 (« Misuse of drugs act »), révisée en 2020, sur le contrôle des drogues et substances dangereuses ou autrement nocives, et à des fins connexes : la commission ou la tentative de commission d’une infraction visée aux articles 5 ou 7 sont passibles de la peine de mort, voir la 2e annexe. Cela concerne par exemple, le trafic non autorisé d’opium de plus de 1.200g et contenant plus de 30g de morphine ; le trafic de drogues contenant plus de 30g de morphine ; plus de 15g de diamorphine ; plus de 30g de cocaïne ; plus de 500g de cannabis ; plus de 200g de résine de cannabis ; plus de 250g de métamphétamine, etc.
L’article 33 B de cette loi permet au tribunal, dans certaines conditions, de prononcer une autre peine, notamment la condamnation à perpétuité : selon le cas, la peine sera accompagnée d’une bastonnade d’au moins 15 coups. Ce pouvoir est discrétionnaire.
[2] Voir également la loi du 9 octobre 1981, le protocole n°6 de la CEDH ou l’article 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Article 3 DUDH.
[3] Déclaration de 2017 p.5. Voir également la conférence organisée par ce Groupe en 2018 : « No place for the death penalty in the drug policy toolbox ».
[4] Adopté et proclamé par l’Assemblée générale dans sa résolution 44/128 du 15 décembre 1989
commandaient de ne conclure aucun accord ou arrangement en vertu desquels il aurait dû détenir des individus pour les déférer devant un tribunal où ils seraient accusés d’actes passibles de la peine capitale, et de n’exposer d’aucune autre manière les personnes relevant de sa juridiction au risque réel d’être condamnées à mort et exécutées.
138. A cet égard, la Cour renvoie à sa jurisprudence, résumée aux paragraphes
126 à 128 ci-dessus : il n’est pas loisible aux Etats contractants de conclure avec d’autres Etats des accords dont les dispositions sont en conflit avec leurs obligations au titre de la Convention. Ce principe est plus fort encore en l’espèce compte tenu de la nature absolue et fondamentale du droit de ne pas être soumis à la peine de mort et du préjudice grave et irréversible que risquent de subir les requérants.
142. Le Gouvernement admet de plus qu’il n’a jamais tenté, au cours des négociations du mémorandum d’accord relatif aux suspects d’infractions pénales de novembre 2004 ou à un autre moment, d’obtenir des autorités irakiennes l’assurance générale que, compte tenu des obligations auxquelles le Royaume-Uni était tenu par la Convention et le protocole n° 13 à la Convention, aucun individu transféré de la garde des forces armées britanniques aux autorités irakiennes ne serait soumis à la peine de mort »[1].
La Cour a, en conséquence, condamné le Royaume-Uni sur le fondement de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (la personne n’avait pas été exécutée mais la peine de mort avait bien été prononcée, ce qui est constitutif d’un traitement inhumain).
Le principe général d’interdiction de conclure un accord international en contradiction avec l’interdiction de la peine de mort vaut au-delà de la question de la remise de la personne.
La France a déjà exigé des Etats-Unis la garantie que la peine de mort ne pourrait pas être prononcée, pour ratifier un traité d’extradition, la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale ayant saisi le ministre d’une demande de précisions et reporté sa décision en raison de l’absence de mention dans la convention, de l’interdiction de la peine de mort (traité du 23 avril 1996, note de Michel Massé, RSC 2002.421 sur « La coopération judiciaire avec les Etats-Unis »).
L’accord soumis à ratification vise à favoriser la coopération et l’entraide « la plus large possible » (article 1er)entre les services judiciaires français et ceux de la République de Singapour, « dans le domaine de la prévention et de la répression de la criminalité ».
Le texte est particulièrement large. Il ne détaille pas les infractions susceptibles d’être visées et il est indiqué que le but est d’améliorer la coopération entre les deux pays « dans la lutte contre la délinquance transnationale »6.
[1] CEDH 2 mars 2010, AL-SAADOON ET MUFDHI c. Royaume-Uni, Requête n° 61498/08 6 Etude d’impact p. 4 NOR : EAEJ2114478L/Bleue-1
Son article 2 vise les restrictions à l’entraide, comme la demande portant sur une « infraction de nature politique… », mais il n’exclut pas les infractions faisant encourir la peine de mort.
Il est certes indiqué au même article que :
« la Partie requise refuse l’entraide si elle considère que :
c) l’exécution de la demande porterait atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l’ordre public, à l’intérêt public ou à des intérêts nationaux essentiels de son pays ».
Et la convention ne concerne pas l’extradition d’une personne (article 1er 4.a). Cependant, dès lors que l’objet de l’accord est l’échange d’informations et l’entraide judiciaire, il n’apparait pas clairement que Singapour s’engage à ne pas appliquer la peine de mort contre une personne soupçonnée d’avoir commis une des infractions punies de la peine de mort, alors par exemple, que les renseignements délivrés le désigneraient comme détenteur de drogue. Et il ne serait pas cohérent de renvoyer à un examen au cas par cas alors que l’existence du risque de voir prononcer une telle peine existe en soi, pour tout détenteur de drogue (dès lors qu’il a en sa possession la quantité le rendant éligible à une telle peine).
Les risques d’atteintes majeures aux droits de l’Homme et aux libertés individuelles sont considérables d’autant qu’avec l’extension du fichier des systèmes de contrôle automatisés par l’arrêté du 14 avril 2020[1], les autorités singapouriennes pourront avoir accès pendant dix ans aux infractions commises en France pour usage de stupéfiants qui auront donné lieu à une amende forfaitaire délictuelle.
Il a été prévu le cas où la peine a déjà été purgée concernant la même infraction, ce qui correspond à l’un des grands principes du droit pénal, Ne bis in idem, mais non le cas où la peine encourue est la peine de mort.
La députée Anne Genetet, rapporteure de la loi autorisant la ratification du texte s’est contentée de prendre acte de ce que « Singapour ne partage pas notre conception de l’Etat de droit et des droits humains » et notamment que :
« Singapour applique toujours la peine de mort, en vigueur pour les meurtres et la possession de drogue en grande quantité. Outre la peine de mort, les autorités singapouriennes font usage de châtiments corporels (essentiellement la pratique des coups de canne ou caning), obligatoires pour de nombreux crimes dont la détention et le trafic de drogue ainsi que les crimes violents (vol à main armée par exemple) »[2].
Le point de vue du chef du bureau de la négociation pénale européenne et internationale, Thomas Grégoire est que « le degré de précision des garanties est un peu moindre que pour les conventions d’extradition car une perquisition, si elle est attentatoire aux droits de la personne, n’a pas les mêmes conséquences que la remise d’une personne pour que celle-ci aille en prison » (ibid p.9).Pourtant, apporter les preuves qu’une personne, détenue et jugée à Singapour, détient chez elle la quantité de drogue prévue en annexe 2 comme faisant encourir
[1] Arrêté du 14 avril 2020 modifiant l’arrêté du 13 octobre 2004 portant création du système de contrôle automatisé. NOR: INTS2009616A
[2] https://www.assemblee–nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_afetr/l15b5028_rapport–fond#_Toc256000006 p.7
la peine de mort, par exemple, revient à faciliter une telle condamnation. Il ne sera pas possible de savoir au moment de l’exécution de la mesure d’investigation, ou de la transmission des informations, si les preuves apportées sont ou non déterminantes.
Il convient de remarquer que, depuis deux ans, Singapour a procédé à un nombre accru d’exécutions. Ainsi, le 27 avril et le 20 mai 2022, les autorités singapouriennes ont exécuté deux citoyens malaisiens, monsieur Nagaenthran Dharmalingam et monsieur Datchinamurthy Kataiah, condamnés à mort pour une infraction liée à la drogue (possession de 42,72 grammes d’héroïne pour le premier, de 45 grammes d’héroïne pour le second). Au moins dix condamnés à mort ont depuis été exécutés.
L’Union européenne a protesté contre ces exécutions[1].
Des experts de l’ONU ont protesté contre ces exécutions, et ont notamment fait remarquer que monsieur Nagaenthran Dharmalingam souffrait d’une déficience intellectuelle et avait probablement été victime de la traite des êtres humains, car le dossier laissait penser qu’on s’était probablement servi de lui comme d’une « mule » à son insu. Les experts de l’ONU ont également signalé qu’ils suspectaient un traitement discriminatoire à l’encontre de minorités ethniques[2].
La haute-commissaire des Nations-Unies par interim aux droits de l’Homme, Nada Al-Nashif, a également, a déploré dans une déclaration du 12 septembre 2022 sur la situation mondiale :
« les récentes exécutions d’au moins huit personnes pour des infractions liées à la drogue à Singapour. Le HCDH réitère son appel au Gouvernement pour qu’il impose immédiatement un moratoire sur l’application de la peine de mort, en particulier pour les crimes non violents liés à la drogue »[3].
Lors de la présentation du rapport annuel du haut-commissaire des Nations-Unies aux droits de l’Homme, le 13 octobre 2022, il a de nouveau été fait référence à l’application de la peine de mort par Singapour12.
L’organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), qui considère habituellement que la sanction applicable au trafic de drogue relève de la souveraineté des Etats, a pris position :
« Eu égard aux conventions et protocoles internationaux pertinents et aux résolutions de l’Assemblée générale, du Conseil économique et social et d’autres organes de l’Organisation des Nations Unies relatives à l’application de la peine de mort, l’OICS demande à nouveau à tous les États qui maintiennent cette peine pour des infractions liées à la drogue d’envisager de l’abolir pour ces infractions et de commuer les condamnations à mort déjà prononcées »[4].
[1] Singapour: Déclaration de la porte–parole sur l’exécution de Nagaenthran Dharmalingam | Site web du SEAE (europa.eu) Voir également : Journée européenne et mondiale contre la peine de mort, 10 octobre 2022: déclaration commune du haut représentant, au nom de l’Union européenne, et de la secrétaire générale du Conseil de l’Europe – Consilium (europa.eu)
[2] Singapore: UN human rights experts urge immediate death penalty moratorium | OHCHR
[3] Global Update – Statement by Nada Al–Nashif UN Acting High Commissioner for Human Rights | OHCHR 12 Présentation du rapport annuel de la Haut–Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme | HCDH
[4] https://www.incb.org/documents/Publications/AnnualReports/AR2021/Annual_Report/E_INCB_2021_1_fre.pdf (ONU) §681 p.104. Sur Singapour, voir p.38 g)
Il convient de se rappeler que le Conseil constitutionnel est compétent, sur le fondement de l’article 54 de la Constitution (dans sa rédaction issue de la révision constitutionnelle du 25 juin 1992), pour apprécier la compatibilité d’un engagement international à la Constitution, avant le vote de la loi de ratification : si le Conseil constitutionnel déclare qu’une clause est « contraire à la Constitution, l’autorisation de le ratifier ou de l’approuver ne peut intervenir qu’après la révision de la Constitution ».
Nos organisations vous prient instamment de bien vouloir saisir le Conseil constitutionnel avec 59 autres sénatrices et sénateurs sur le fondement de l’article 54 de la Constitution, pour examiner l’accord entre la France et Singapour en soulevant le moyen tiré de l’incompatibilité de cet accord avec l’article 66-1 de la Constitution (créé par la loi constitutionnelle n+2007-239 du 23 février 2007) aux termes duquel : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort ».
A tout le moins, les organisations signataires vous demandent de bien vouloir refuser que la France puisse ratifier l’accord en l’état. La France doit demander à la République de Singapour de s’engager à ce qu’aucune condamnation à mort ne puisse être prononcée dès lors que la France aurait fourni des renseignements dans un dossier, en application de cette convention d’entraide, peu important que ce renseignement soit décisif ou non.
Il ne s’agit pas de remettre en cause l’intégralité de cette convention, mais seulement d’apporter les garanties minimales, s’agissant d’un droit fondamental.
En vous remerciant de l’intérêt que vous saurez porter à notre requête, nous vous prions de bien vouloir agréer, Madame la Sénatrice, Monsieur le Sénateur, l’expression de notre haute considération.
- Emilie Tamourtebir, coordinatrice générale de l’Association guyanaise de réduction des risques (AGRRR)
- Jean-Maxence Granier, président d’Auto-support des usagers de drogues (Asud)
- Farid Ghehiouèche, porte-parole de Cannabis sans frontières et président de For alternative approaches on addictions – Think and do Tank (Faaat) Jean-Michel Delile, président de la Fédération Addiction
- Patrick Baudouin, président de la Ligue des droits de l’Homme
- Yann Bisiou, co-président de L630,
- Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France (Saf)
- Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature
- Fabienne Lopez, présidente de Principes actifs
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Contact :
Ligue des droits de l’Homme – 138 rue Marcadet – 75018 Paris direction@ldh-france.org – 01 56 55 51 06