Cannabis médical: la ruée de la Creuse pour l’« or vert »

25 décembre 2018 Par Anne-Laure Lemancel

Zone dépeuplée, la Creuse rêve de devenir un département expérimental pour la culture du cannabis thérapeutique et « bien-être », dès que la législation le permettra. Alors qu’un récent rapport d’experts défend le cannabis médical, Mediapart est allé sur les routes de la Creuse à la rencontre d’agriculteurs qui voient dans le cannabis une aubaine pour s’en sortir.

Évaux-les-Bains, Jarnages et Pigerolles (Creuse), Peyrelevade (Corrèze), envoyée spéciale.

Depuis quelques mois, le jeune agriculteur creusois Marien Sablery filtre avec soin ses appels téléphoniques. Son mobile sonne sans relâche. La cause de ces sollicitations qui perturbent ses activités et ses récoltes, en plein champ ? Le cannabis. Malades en quête de traitement, agriculteurs, journalistes ou encore industriels attirés par le possible business autour de cette plante à la réputation sulfureuse courent après ses expertises.

Près d’Évaux-les-Bains, station thermale nichée dans la Creuse des plaines, au milieu d’un patchwork de collines verdoyantes et de vallées sinueuses, le jeune agriculteur a, dès ses débuts professionnels, tourné le dos à la tradition familiale de l’élevage pour cultiver du blé, de l’orge… et du chanvre – « cannabis », en latin. Membre actif de Lo Sanabao, une association de chanvriers en Limousin, l’homme vante cette plante aux mille vertus.

Dans son exploitation flambant neuve, il a inventé une sorte de machine pour la cultiver. Des immenses tiges, il extrait un filament de bois : la chènevotte, un excellent isolant pour les maisons. À partir des graines, il concocte aussi, dans ses cuves, de l’huile alimentaire de « cannabis », qu’il dit « riche en oméga 3 ».

Mais Marien Sablery ne saurait s’arrêter là. Pour gonfler ses revenus et rentabiliser sa production, l’homme attend de pied ferme l’autorisation d’exploiter la fleur – une culture interdite en France, car c’est dans cette partie que se trouvent les substances psychotropes – afin de se lancer sur le marché du cannabis thérapeutique ou cannabis « bien-être ».

S’il est l’un des chanvriers les plus aguerris de son département, Marien Sablery ne saurait être le seul à se positionner sur ce marché économique aux retombées encore hypothétiques. En Creuse, l’idée fut lancée à l’automne dernier par un élu, le président de la communauté d’agglomération du Grand Guéret Éric Correia : et si la Creuse devenait « département pilote » pour la culture du cannabis thérapeutique ?

Depuis, les agriculteurs et les habitants s’emballent. Ce soir d’octobre 2018, à L’Alzire, une auberge culturelle en plein centre de Jarnages, village de 500 âmes, les nombreux convives d’un repas « fish & chips » se déclarent à l’unanimité favorables à une telle culture. Si elle peut sauver le département de son marasme économique et de sa désertification, toute initiative reste bonne à prendre.

Situé sur la diagonale du vide, coincé entre Haute-Vienne, Corrèze et Puy-de-Dôme, ce département le moins peuplé de France après la Lozère, 22 habitants/km2, pâtit d’un déficit de population – 120 000 habitants, contre 300 000 au XIXe siècle – et d’une économie précaire – un taux de pauvreté global de 19,5 % (14,3 % en France). Ici, 12 % des actifs officient comme agriculteurs (2,8 % au niveau national), pour la plupart dans l’élevage.

Spécialiste de la Creuse, l’historien Guy Avizou raconte : « Après la Seconde Guerre mondiale, la modernisation et l’agrandissement des exploitations, jadis réservées à l’autoconsommation paysanne, ont provoqué l’exode rurale. La Creuse souffre aussi d’un déficit d’image. »

Parmi ces agriculteurs en quête de nouvelles orientations pour s’en sortir, l’éleveur Jouany Chatoux, fils de l’ancien maire de Faux-la-Montagne, bastion de la gauche rurale, rêve d’un eldorado cannabique. Les deux pieds dans son champ, il visualise déjà sa future exploitation de cannabis ultramoderne.

Comme nombre de ses collègues, il se positionne pour faire feu dès que la législation évoluera. À Pigerolles, station de ski de fond l’hiver, adossée à la montagne limousine, à une heure trente de route d’Évaux-les-Bains, ce gaillard charismatique dirige une ferme 100 % bio, de 360 hectares : une centaine de vaches, 80 brebis, 150 culs noirs – une race de porcs –, etc. Malgré le gigantisme de sa ferme, l’homme galère – moins d’un Smic par mois. « La consommation de viande recule. Nos produits se vendent à perte. Il faut diversifier nos revenus, dit-il. Le cannabis thérapeutique constitue une option sérieuse. »

Pour monter jusqu’à chez lui en voiture, il faut depuis Limoges, capitale du Limousin, traverser Eymoutiers – 2 000 âmes – puis grimper sur les contreforts du Massif central jusqu’au plateau de Millevaches. Sur ses petites routes en lacets, les paysages de granit flamboient rouge sous le soleil d’automne.

Dans ce périple au cœur d’une nature préservée, un brin austère, sous les regards impavides de troupeaux de bovidés, on traverse tourbières, landes, forêts, prairies… Ici s’inscrivent les histoires d’une poignée d’utopies libertaires. L’on se surprend alors à penser que, dans cette terre solidement ancrée à gauche, lieu d’alternative et d’anarchies, l’idée d’une culture du cannabis thérapeutique ne saurait relever du seul hasard ou de la simple opportunité économique.

Dans ce creuset du communisme rural, le résistant Georges Guingouin a établi son maquis. Ici, la commune de La Villedieu a soutenu ses citoyens qui refusaient de rejoindre les rangs des appelés pour la guerre d’Algérie. Non loin, à Tarnac, un certain Julien Coupat et sa bande ont formé un groupuscule anarchiste.

On traverse Gentioux, avec son monument aux morts où l’inscription « Maudite soit la guerre » répond au poing levé d’un enfant. On aperçoit Ambiance Bois, légendaire entreprise autogérée… Avant d’arriver à Faux-la-Montagne, laboratoire d’initiatives sociales et solidaires, où se mêlent gens du cru et néoruraux, en pleine problématique d’accueil de réfugiés soudanais.

Une « cannabis academy » à Pigerolles ?

« Jusqu’au début du XXe siècle, les “Maçons de la Creuse” partaient de la fin de l’hiver jusqu’en novembre, travailler sur les chantiers à Paris, explique Guy Avizou. Ils en ramenaient des idées nouvelles, très marquées à gauche. » À Faux-la-Montagne, l’un des responsables de Télé Millevaches, l’une des premières télés rurales de France, explique : « Nous avons toujours tâché de trouver des solutions pour changer notre lieu de vie. Car l’existence peut se passer ici. »

Des solutions, Jouany Chatoux en cherche. Dans son exploitation, il a installé un méthaniseur géant, un réacteur qui transforme les bouses de vache en électricité. Il veut aussi se lancer dans la culture d’escargots… Et voit dans le cannabis thérapeutique son salut. Tout est fin prêt : sur un vaste champ vide, il installera 2 000 mètres carrés de serres, chauffées par le méthaniseur, et espère créer dix emplois à plein temps.

Son installation devrait coûter de 800 000 à un million d’euros. Dans sa boutique de produits bio, il commercialise déjà des produits « bien-être », huiles et baumes, à base de cannabis. Ceux-ci contiennent du CBD, la molécule réputée pour ses vertus thérapeutiques, et moins de 0,2 % de THC, la molécule psychotrope, en accord avec la législation européenne.

À terme, Jouany, qui vient de recruter un étudiant en licence agro dont le mémoire porte sur le « cannabis thérapeutique », prévoit même de monter une « cannabis academy » : « Si demain, le gouvernement accorde une dérogation à la Creuse, il faudra imaginer des formations : à qui la licence sera-t-elle accordée ? Comment aidera-t-on à l’installation ? Etc. », argue-t-il.

L’idée d’une filière de cannabis creusoise germe à l’automne 2017. Dans le contexte crispé des mouvements sociaux qui accompagnent la menace de liquidation de l’usine GM&S, à La Souterraine, Emmanuel Macron propose un « plan particulier pour la Creuse » (PPC), destiné à faire émerger des solutions innovantes en territoire rural. « Ces idées pouvaient même se situer en dehors de la législation », se souvient le député de la Creuse, par ailleurs éleveur, Jean-Baptiste Moreau (LREM). Parmi une vingtaine d’autres propositions – de l’autonomie énergétique du département aux franchises fiscales accordées aux entreprises –, l’élu Éric Correia provoque le buzz avec sa proposition sur le cannabis thérapeutique.

Cet infirmier anesthésiste, amoureux sincère de son département, « des monts de Guéret jusqu’aux grands champs plats du Nord », voit dans son territoire bio, à l’écart des territoires d’ultra consommation, un lieu où l’avenir s’invente. L’été dernier, il a lancé un festival de musique, El Clandestino, sous le haut patronage de Manu Chao. Et, par le passé, contribué à créer un pôle « domotique » de pointe, à Guéret.

Mais c’est dans l’exercice de sa profession d’infirmier qu’il trouve les justifications à sa nouvelle idée, comme il l’explique : « Dans mon métier, j’utilise des narcotiques, des dérivés de l’opium, etc. Or chaque année, les opioïdes causent 150 morts par jour aux États-Unis. Certains de mes patients, assujettis à des douleurs chroniques – arthrose, fibromyalgies – se soignent avec le cannabis… Et s’en portent mieux ! »

Par ailleurs, l’élu croit en la manne financière que peut amener une telle culture. Il cite l’exemple du Colorado, où le cannabis, légalisé, a créé 18 000 emplois. « Ici, au doigt mouillé, cela pourrait en générer 400 ou 500. Énorme ! », s’enthousiasme-t-il.

Deux laboratoires pharmaceutiques sur le territoire seraient partants pour transformer cet or vert… Par ailleurs, Correia a été approché par des Américains et des Israéliens, désireux d’investir dans un département où le foncier reste bas. L’élu comme les agriculteurs souhaitent que la Creuse bénéficie d’une dérogation de trois ans – l’occasion de prendre une longueur d’avance.

Le pari de Correia s’inscrit dans une dynamique plus large. Le 17 octobre 2018, le Canada légalisait l’usage du cannabis thérapeutique, emboîtant le pas à l’Uruguay et à huit États des États-Unis, dont la Californie en janvier. Et pas plus tard qu’au 1er novembre dernier, le Royaume-Uni autorisait son utilisation à but thérapeutique, rejoignant une liste de 33 pays.

Dans la foulée, les marchés financiers se sont emballés. Depuis septembre, les entreprises qui gravitent autour du cannabis voient le cours de leurs actions s’envoler : la danoise StenoCare, ou la canadienne Tilray qui a explosé en Bourse, le 19 septembre. Des firmes, telles que Coca-Cola, ont également des vues sur ce nouvel or vert.

Dans ses champs, Jouany Chatoux émet quelques réserves face à cet engouement financier : « Si nous obtenons une dérogation uniquement pour le thérapeutique, délivré sur ordonnance, seuls quelques gros exploitants, des investisseurs étrangers, des industries pharmaceutiques, et d’autres groupes, comme Pernod-Ricard, s’en sortiront. Les normes sont si strictes qu’elles nécessiteront des cultures sous serres. Du coup, nous militons aussi pour la production et la transformation de cannabis “bien-être” [en deçà de 0,2 % de THC, la molécule psychotrope – ndlr] – huiles, baumes, etc. Ceci permettrait des cultures en plein champ, de taille plus modeste. »

Côté ministère de la santé, premières indications début 2019

À quelques kilomètres, à Peyrelevade, les deux frères Geoffrey et Benoît Broussouloux, éleveurs, cultivent 2,5 hectares de chanvre. En cette fin d’automne, toutes les grandes tiges, hautes de plusieurs mètres, ont été récoltées. Les deux agriculteurs s’avouent passionnés par cette plante qui retrace aussi l’histoire de leur territoire.

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le chanvre, dont la Creuse était l’un des principaux producteurs, servait à la fabrication de cordages, de draps ou de vêtements. Interdite aux États-Unis, et dans d’autres pays dans la foulée de la prohibition, sa production a connu un sévère déclin au profit de cultures plus rentables et moins contraignantes, à l’instar du coton.

Mais celle-ci pourrait refaire surface, comme l’explique Florent Buffière, diplômé de la Oaksterdam University – la première université qui prépare aux métiers du cannabis, en Californie – et responsable de l’association Norml France : « Le cannabis nettoie les sols, les reconstruit, les réhydrate. C’est un atout pour le développement durable. » Au cœur de l’agitation ambiante, les deux frères restent toutefois prudents : « Si la culture du cannabis thérapeutique est soumise à autant de réglementations que le tabac, on passera notre chemin… Sauf extrême rentabilité ! »

Retour à Évaux-les-Bains. Marien Sablery, lui, menace de quitter la France pour développer son activité ailleurs, si la législation n’évolue pas. Pour transformer sa culture en cannabis thérapeutique, il a déjà tout prévu mais il reste discret. « On sait déjà comment on va le produire, le transformer, assurer la sécurité des récoltes, mais nous sommes liés par un contrat de confidentialité », dit-il.

Lui-même pense cultiver la plante en plein champ et privilégie a priori le cannabis « bien-être ». À ses côtés, son ami Mathieu Couturier, éleveur de poulets, subit de plein fouet le retard des subventions allouées aux productions bio. Et voit dans le cannabis une aubaine pour s’en sortir. Tous deux souhaitent que les agriculteurs creusois gardent la main sur cette culture. Et vendent leur production à prix juste.

À la tête de la chambre d’agriculture, l’éleveur Pascal Lerousseau a délaissé son scepticisme initial pour se déclarer favorable à cette hypothétique culture creusoise. « Dès que la législation le permettra, nous mettrons en œuvre des moyens techniques pour aider nos agriculteurs intéressés. » L’élu Jean-Baptiste Moreau s’enthousiasme aussi : « Pour moi, il n’y a aucune raison scientifique d’interdire cette expérimentation. Les seuls blocages, à mon sens, ne peuvent être qu’économiques et dus aux lobbys. Cette culture redynamiserait le territoire ! Et pourrait booster toute la filière du chanvre – textile, matériau utilisé dans les voitures, etc. »

Fin octobre, une nouvelle avancée est d’ailleurs venue saluer l’initiative d’Éric Correia : la Région Nouvelle Aquitaine a adopté une motion en faveur de la légalisation du cannabis thérapeutique en France et soutenu « l’initiative des élus creusois pour faire de ce territoire un laboratoire d’expérimentation ».

Pour les agriculteurs creusois, il ne reste plus beaucoup de temps à attendre avant d’obtenir les premières réponses en matière de législation. Mi-décembre, un premier rapport d’experts mandatés par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a rendu un avis favorable à l’usage de cannabis médical pour certains patients. Une nouvelle phase de travail devrait s’ouvrir, portant sur les modes d’administration, mais aussi les circuits de distribution. Cette fois, les experts devraient rendre leur copie d’ici à septembre 2019, d’autant plus attendue que la France est le plus gros consommateur de cannabis en Europe.

Toutefois, au ministère, Grégory Emery, conseiller de la ministre de la santé Agnès Buzyn, explique : « Si nous autorisons le cannabis thérapeutique, la Creuse bénéficiera, au même titre que tous les autres territoires, de cette expérimentation. » Pas de dérogation, donc, a priori.

Dans le sillage creusois, d’autres territoires ultra ruraux se sont déjà positionnés, dans l’Orne ou le Béarn. Même pas peur, rétorquent l’élu et les agriculteurs creusois : « Nous planchons sur le dossier depuis un an. Nous l’avons, notre longueur d’avance ! », affirment-ils.

Par ailleurs, la dérogation qui pourrait être accordée à la Creuse relève d’une réforme constitutionnelle en cours, dans le cadre du Droit à l’expérimentation des territoires. L’autorisation devrait être accordée par le président Macron lui-même. Enfin, en ce qui concerne la culture du cannabis « bien-être », le conseiller d’Agnès Buzyn répond sans ambiguïté : « Pour la législation française, il n’existe que deux types de cannabis : thérapeutique et récréatif. »

Si la législation européenne accepte des taux inférieurs à 0,2 % de THC, la France, elle, ne tolère aucune trace de substance psychotrope dans les produits transformés. Ce qui a valu cet été la fermeture des « coffee shops ». Une interprétation aujourd’hui soumise à controverse, puisque la cour d’appel d’Aix-en-Provence qui devait statuer, en octobre, sur le sort des deux pionniers marseillais de la cigarette électronique au chanvre, Kanavape, a préféré saisir la Cour européenne de justice, estimant sur ce sujet que la réglementation française n’était pas compatible avec celle de l’UE.

En attendant, la Creuse et ses agriculteurs misent beaucoup sur l’instauration de ces cultures. Si, au fil du temps, le projet ne rencontre que peu de détracteurs, beaucoup, pourtant, se déclarent sceptiques sur les retombées réelles pour les agriculteurs et redoutent une mainmise des industriels – comme c’est déjà le cas aux États-Unis et au Canada. Peut-être faudra-t-il alors imaginer un cadre légal strict ? Établir un label bio « cannabis de Creuse » et valoriser l’authenticité du terroir ?

Source : mediapart.fr

Auteur: Philippe Sérié

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