Une amende forfaitaire : c’est ce que préconise un rapport parlementaire pour sanctionner les consommateurs et « recentrer le travail » de la police sur la lutte contre le trafic.
Lire les points de vue de Renaud Colson, maître de conférences de droit à l’université de Nantes, Bernard Basset, vice-président de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie, Béatrice Stambul, psychiatre, co-initiatrice de l’Appel de Marseille pour une légalisation contrôlée du cannabis et Bertrand Dautzenberg, praticien hospitalier à l’AP-HP Pitié-Salpêtrière et à l’hôpital Marmottan
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Une mesure à côté de la plaque par Bernard Basset, vice-président de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie
Le rapport des deux députés Éric Pouillat (LREM) et Robin Reda (LR), rendu public récemment, répondait à une commande pour mettre en œuvre la promesse présidentielle de contraventionnalisation de l’usage de cannabis, une drogue consommée massivement, mais aussi des autres stupéfiants. Cette promesse avait été formulée dans le cadre de la communication calibrée d’une campagne électorale, sans que les objectifs ou les modalités de mise en œuvre en aient été précisés. C’est pourquoi les deux parlementaires se sont trouvés dans une relative impasse. Incapables de définir les axes d’une politique de lutte contre les addictions, ils ont été réduits à justifier la contraventionnalisation par le seul objectif de rationalisation des ressources humaines des policiers et des juges. Et encore cette proposition « petit bras » risque fort d’être inopérante, tout en laissant un marché lucratif à des réseaux criminels.
En effet, les dealers se sont déjà adaptés à la menace de contrôle des points focaux de distribution dans certains quartiers : ils livrent de plus en plus sur commande, au moyen de coursiers à domicile, font des promotions pour fidéliser leurs clients, etc. La contraventionnalisation s’attaque donc à un mode de distribution qui est en train de disparaître, au profit d’un nouveau plus difficilement traçable par la police.
Enfin, l’expérience de la difficulté générale de recouvrement des amendes devrait faire réfléchir à la faisabilité de la mesure, par ailleurs socialement discriminante. Le constat actuel est que les contrôles se font dans les quartiers défavorisés, sur une jeunesse souvent en situation de précarité, plutôt que dans les lycées des beaux quartiers, qui consomment tout autant.
L’abandon de ce marché aux réseaux criminels a, de plus, des conséquences négatives pour le consommateur : aucune garantie quant à la composition de ce qui lui est vendu, aucune information fiable sur la teneur en principe actif, une insécurité du fait de la fréquentation de réseaux criminels.
Enfin, et c’est le plus dommageable, la proposition de contraventionnalisation remplace le débat nécessaire sur une politique de santé publique sur les addictions, que d’autres pays mènent courageusement et sans tabou. Le constat est universel et indiscuté : il n’y a pas de société sans drogue. Dès lors, l’intervention des pouvoirs publics doit se centrer sur la limitation des dommages, et en particulier de ceux qui touchent les jeunes et obèrent leurs chances d’insertion ou de réussite sociale.
Le cannabis ne doit pas être considéré comme un produit psychoactif anodin pour les jeunes malgré sa banalisation et sa consommation de masse. Comme tout produit psychoactif (c’est aussi le cas de l’alcool, également fortement consommé), les conséquences sur un cerveau en phase de maturation ne peuvent être favorables, et de plus en plus d’études soulignent les conséquences négatives sur l’apprentissage et les performances scolaires. La contravention n’y répondra en aucune manière.
Dès lors, comme d’autres pays plus réalistes (Uruguay, Canada, Californie…), l’intervention efficace pour réduire les dommages ne peut passer que par la régulation d’un marché officiel, légal. Ce cadre offrirait la possibilité de surveiller la distribution, de contrôler (et de limiter) la teneur en principe actif, d’avoir une politique de prix via les taxes, d’interdire réellement la vente aux mineurs et d’informer sur les risques de produits bien définis, sans compter le bénéfice sécuritaire par l’assèchement de l’économie souterraine.
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Une disposition timorée, une fausse bonne idée par Béatrice Stambul, psychiatre, co-initiatrice de l’Appel de Marseille pour une légalisation contrôlée du cannabis
Alors qu’enfin, en France, le débat public sur le statut du cannabis perce timidement, alors que, dans le monde, des États dépénalisent son usage et que d’autres en légalisent la production et la consommation, le gouvernement français propose, sans discussion ni concertation avec les professionnels, un projet nébuleux de contravention pour les consommateurs. Présenté comme une approche simplifiée et innovante, ce projet se révèle, à l’étude, inapproprié et inefficace au vu des enjeux du problème. Conserver en 2018 une pénalisation de l’utilisation du cannabis révèle une vision archaïque, moralisante et inopérante de la question. Interdire et punir n’ont jamais eu d’effet sur les pratiques, et pour exemple, la France, pays très répressif sur la consommation, est le pays d’Europe où elle est la plus élevée (17 millions de Français, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, affirment avoir déjà consommé du cannabis). Alléguer de la « dangerosité » de la substance pour maintenir la prohibition relève de la croyance plutôt que d’une politique fondée sur des preuves. Des produits beaucoup plus dangereux comme le tabac et l’alcool, de nombreux médicaments sont, eux, légaux, et c’est par la réglementation qu’on en encadre la commercialisation.
En termes de santé publique, nous, professionnels du soin, le savons bien, criminaliser une conduite éloigne les personnes en difficulté des structures d’aide, favorise la clandestinisation des pratiques et les prises de risques. Les produits utilisés sont habituellement coupés avec des substances inconnues parfois dommageables pour la santé.
Sur le plan de l’ordre public, on entend des responsables politiques se réjouir de la simplification des procédures. Pourtant cette proposition ne va pas toucher au trafic et à ses multiples dommages collatéraux, ses règlements de comptes qui devraient être une priorité de nos dirigeants. La poursuite des dealers concerne beaucoup plus « le petit poisson » que les gros trafiquants. La guerre à la drogue se double souvent d’une guerre raciale dont les jeunes des quartiers, souvent issus de l’immigration, font les frais.
Le rapport coût-efficacité est présenté comme amélioré, mais l’argent investi dans la lutte contre le trafic reste infiniment supérieur aux budgets de la prévention et du soin.
Enfin, il faut poser la question du droit des gens qui consomment, en finir avec la stigmatisation dont ils sont l’objet, le rôle de bouc émissaire qu’on leur fait porter. On allège la punition mais on condamne toujours, on discrimine.
Il fallait une mesure utile et efficace. La légalisation contrôlée, comme en Uruguay, dans plusieurs États des États-Unis et au Canada, était la bonne réponse. Notre gouvernement n’a eu ni le courage ni l’intelligence de le faire.
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L’instauration de l’amende pénale est acceptable par Bertrand Dautzenberg, praticien hospitalier à l’AP-HP Pitié-Salpêtrière et à l’hôpital Marmottan
Alors que, depuis la loi Evin, la consommation de tabac par Français a diminué de 50 %, celle de l’alcool de 30 %, la consommation de cannabis a augmenté de 60 % ! La prohibition est un échec ! Les 4/5es des Français disent que la situation actuelle du cannabis en France n’est plus tenable. S’il existe un consensus pour penser que la situation doit évoluer, la nature de l’évolution ne fait pas l’objet d’un consensus car le problème est complexe, fait intervenir de nombreux paramètres et aucune solution n’est pleinement satisfaisante, même si elles sont quasiment toute moins pires que l’immobilité. Ceux qui n’acceptent qu’une solution tranchée tout noir ou tout blanc aggravent consommation et dangers. Toute solution a des avantages et des inconvénients et dépend des sous-priorités de chacun des acteurs, même si l’objectif final : réduire la consommation et la dangerosité du cannabis, est partagé par la très grande majorité des Français.
Si on se place du côté de la justice et de la police : la pénalisation de la simple consommation est bafouée chaque minute en France. Qui appliquerait par exemple l’article 40 alinéa 2 du Code de procédure pénale, qui énonce « que tout fonctionnaire… qui acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République ». Bien heureusement, la loi n’est jamais appliquée ; mais le bon sens voudrait qu’une loi jamais appliquée doive être abrogée ou réécrite.
La police et la justice sont débordées par la pénalisation de la consommation de cannabis et demandent à être soulagées de tâches inutiles, voire nuisibles, à l’intérêt général.
Le débat récent aurait pu conduire à mettre au plus bas niveau la réponse des autorités à l’interdiction du cannabis : la contravention. Ceci aurait traduit une dépénalisation.
Le choix a été fait de maintenir la pénalisation, la consommation de cannabis restant un délit. Le seul changement est de permettre que ce délit pénal puisse se traduire par une amende. Cette amende n’est pas délivrée dans le cadre d’une infraction, mais dans le cadre d’un délit et n’éteint pas de façon automatique l’action pénale.
Pour la police et la justice, cette mesure peut se traduire comme une simplification libérant du temps de policier et de professionnel de la justice : c’est donc pour eux une bonne décision.
Pour les consommateurs, cette mesure, si elle est appliquée correctement, peut faire régresser le sentiment d’impunité en remplaçant une sanction théorique inappliquée par une mesure bien réelle. Elle peut aussi déclencher un changement de comportement : arrêt de consommation ou adoption de règles pour moins consommer et moins transporter de cannabis sur la voie publique.
Pour le médecin, cette amende pénale pour consommation de cannabis ne fait pas espérer d’effet positif ou craindre d’effet négatif. Tout dépendra de l’application. La légalisation du cannabis serait la seule mesure qui permettrait réellement de faire régresser la consommation, si elle était conduite avec un pilotage « santé publique ». Mais le cheminement vers la légalisation contrôlée au nom de la santé publique nécessite du temps.
L’instauration d’une amende pénale est acceptable car elle ne va pas contre cet objectif de réduction de la consommation et donc des méfaits du cannabis. Espérons que l’argent collecté par ces amendes pénales servira à financer un fonds anti-cannabis, comme a été financé un fonds anti-tabac depuis l’an dernier.
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Un toilettage législatif par Renaud Colson, maître de conférences de droit à l’université de Nantes
Le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, a confirmé la volonté du gouvernement de forfaitiser la sanction du délit d’usage de stupéfiants. La consommation illicite de drogue conservera le caractère d’une infraction délictuelle passible d’un an de prison, mais les forces de l’ordre disposeront du pouvoir discrétionnaire de prononcer une amende en lieu et place de la procédure judiciaire aujourd’hui requise. Cette peine pécuniaire infligée par un policier ou un gendarme se substituera, le cas échéant, à la réponse pénale ou sanitaire, théoriquement individualisée, ordonnée par le magistrat. La vaste majorité des usagers de cannabis pris dans les rets du système pénal, et qui font aujourd’hui l’objet d’un simple rappel à la loi, d’un stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants ou d’une injonction de soins, se verront ainsi désormais imposer une sanction financière. Le montant de l’amende (probablement aux alentours de 200 euros) ne prendra pas en compte le niveau de revenu du contrevenant, et les modalités de son paiement ne pourront être aménagées.
On ne peut que spéculer sur les effets d’une telle réforme, mais on peut raisonnablement supposer qu’ils seront marginaux. Le rapport de la mission parlementaire récemment rendu sur le sujet annonce que les gains de temps et de moyens humains accompagnant la simplification procédurale envisagée seront très limités. Quant à l’amende forfaitaire, son champ d’application sera singulièrement réduit puisqu’elle ne concernera que les primo-délinquants, à l’exclusion des mineurs, et des usagers en situation de récidive légale. Sous couvert de réaffirmer l’interdit pénal, le projet gouvernemental aboutit à donner au délit d’usage de stupéfiants le visage d’une modeste contravention sanctionnée automatiquement par les forces de l’ordre sans médiation judiciaire, le juge étant exclu de facto de la procédure. Ce transfert de pouvoir de la justice vers la police constitue sans doute la conséquence la plus remarquable mais également la plus discutable de la réforme projetée.
À l’inverse du législateur de 1970, pour qui la punition de l’utilisateur de drogue devait être réservée au toxicomane endurci rétif à tout traitement, le gouvernement, constatant l’impossible « désintoxication » des millions d’usagers récréatifs de cannabis, réclame leur sanction systématique. Il existe, certes, quelques mauvaises raisons de simplifier la procédure de sanction de l’usage de stupéfiants. La satisfaction statistique d’élucider à l’infini des infractions sans victime se double de la perspective de juteuses rentrées d’argent. Mais si l’objectif est bien de lutter contre le fléau des addictions, une autre approche, moins méprisante des fonctions essentielles de la police et plus respectueuse des droits humains, doit être envisagée. Du Portugal aux Pays-Bas, en passant par de nombreux États d’Amérique, s’expérimentent des politiques de santé publique qui mettent l’accent sur la prévention et sur la réduction des risques liés à la consommation de drogue plutôt que sur sa pénalisation. Comparés à la France, les niveaux d’usage de stupéfiants y sont souvent beaucoup plus faibles. C’est dans cette direction qu’il convient d’avancer, plutôt que dans celle d’un toilettage législatif qui, sous couvert d’adaptation de la loi au réel, opte pour la sanction automatique de tous les consommateurs de drogue et l’abandon des toxicomanes à leur fragilité.
Renaud Colson
Maître de conférences de droit à l’université de Nantes
Bernard Basset
Vice-président de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie
Béatrice Stambul
Psychiatre, co-initiatrice de l’Appel de Marseille pour une légalisation contrôlée du cannabis
Bertrand Dautzenberg
Praticien hospitalier à l’AP-HP Pitié-Salpêtrière et à l’hôpital Marmottan
Source : humanite.fr