Israël aux petits joints pour ses malades
Avec 11 000 patients autorisés à consommer de l’herbe, l’Etat hébreu est le deuxième prescripteur au monde de marijuana thérapeutique. Histoire en trois volets d’une pratique en plein essor dans un pays opposé à la légalisation de l’usage récréatif.
De chaque côté de l’avenue Ben-Gourion, qui descend droit vers la mer à l’exact aplomb du temple Bahaï et de ses jardins persans, des rennes tirent leur traîneau, tout en guirlandes lumineuses, sous le soleil de décembre. C’est là, dans l’un de ces cafés du quartier arabe chrétien de Haïfa, à l’ombre d’un immense père Noël gonflable, qu’on a retrouvé Barak Abutbul – blouson, cheveux courts – et sa sœur aînée, Sivan. Elle lui tiendra la main, parfois, lorsqu’il suspendra son récit, la gorge nouée. «Longtemps, je n’ai pas pu raconter», dit-il. Barak a 24 ans, des éclats de mortiers dans le bras gauche et un syndrome de stress post-traumatique. Il est l’un des 11 000 Israéliens détenteurs d’une autorisation de consommation de cannabis à titre médical.
C’était le vendredi 7 janvier 2011, vers 18 heures. Nuit noire sur une colline surplombant la frontière avec Gaza. Barak Abutbul finissait ses trois ans de service militaire, encore un mois et retour au civil. Sa brigade repère trois Palestiniens armés qui semblent installer des explosifs le long de la barrière de sécurité. Ordre de sauter de la voiture. «J’avais tout mon barda de sniper, c’était lourd. Un copain m’a aidé à me coucher par terre. Il est mort.» Silence. «J’ai senti des impacts sur mon bras. Mon commandant avait le visage en sang, il respirait vite. J’ai pensé : je dois le regarder en face, lui dire ça va aller. Il crachait du sang. Ensuite, j’ai eu cette image tout le temps.» Vingt minutes de tirs, infinis dans l’obscurité. Côté Palestiniens, un blessé, tous enfuis. Côté Israéliens, un mort, quatre blessés, victimes de «tirs amis». «L’erreur» sera l’objet d’une courte dépêche illustrant un regain de tension entre le Hamas et Israël.
«J’ÉTAIS DEVENU UN ZOMBIE»
«Quand je suis rentré à la maison, j’ai dit : « ça va ».» Deux semaines après, les cauchemars. «J’avais peur d’aller me coucher. Le lit, c’était la guerre, c’était retourner sur la zone. Je pouvais rester quarante-huit heures debout. Et puis les accès de colère, incontrôlés. Je vivais dans un état d’alerte permanent. Je sursautais au moindre bruit. Les images me revenaient n’importe quand, pour un bruit, une odeur.» Et la douleur qui ne passait pas. «On n’a pas pu m’enlever tout le métal, ça bouge», dit Barak, montrant trois protubérances brunes sur son biceps gauche. Le psychiatre de l’armée diagnostique un syndrome de stress post-traumatique (SSPT). «Morphiniques, antidépresseurs. J’étais devenu un zombie. Accro. Un jour, je me suis rendu compte que je bavais en regardant la télé, la bouche ouverte.»
Et puis, un coup de chance : un proche avait une ordonnance de cannabis contre les douleurs persistantes d’une blessure. Il lui propose d’essayer. «Dans la famille, c’était tabou. Mon père, ingénieur, fait partie d’une brigade volontaire antidrogue. Mais pour la première fois depuis des mois, j’ai dormi. Treize heures. Je me suis senti calme. C’était incroyable. Après, je me suis documenté. J’ai cherché un médecin qui m’obtienne une autorisation. Une galère. J’ai fini par l’avoir, neuf mois après ma blessure», dit Barak qui compte toujours le temps à partir de «l’accident».
Renouvelable tous les trois mois après consultation, la licence tamponnée du ministère de la Santé autorise Barak à acquérir, auprès d’un distributeur agréé, des «boutons floraux séchés» de cannabis et lui interdit de consommer devant un mineur, en public, de partager, de revendre, de conduire… Le prix, fixé par le gouvernement, remboursé en partie par sa caisse d’assurance maladie, est le même pour tous : 370 shekels (77 euros) le traitement mensuel, quelle que soit la quantité prescrite, «histoire de ne pas instaurer un prix au gramme servant d’index aux dealers», nous précisera un expert. Certains ont 100 grammes, le maximum légal. Barak a le minimum, 20 grammes. C’est «un peu juste», mais il exclut de se fournir dans la rue. «Le cannabis cultivé pour la médecine est contrôlé, ses principes actifs sont dosés. J’en ai une sorte pour le matin, une autre pour le soir.» Il assure n’être «jamais défoncé, sans doute l’accoutumance», et ne s’estime pas dépendant, mais «au contraire, libéré des dérivés de la morphine». Simplement, sa douleur est devenue «gérable» et s’il reste psychologiquement fragile, il peut rire, manger, dormir et espère retravailler un jour. En attendant, il expose régulièrement son expérience aux vétérans handicapés aidés par l’association Hope for Heroism.
Soins à l’huile de cannabis dans la maison pour personnes âgées du kibboutz Na’an. (Photo Olivier Fitoussi)
AUX ANTIPODES DE LA CALIFORNIE
Barak est ravi d’apprendre qu’à une demi-heure de là, à l’université de Haïfa, la chercheuse Irit Akirav a publié cette année des travaux sur des effets positifs du THC (le tétrahydrocannabinol, la substance psychoactive du cannabis) chez des souris atteintes de stress traumatique, tandis qu’à l’hôpital Hadassah à Jérusalem, le psychiatre Pablo Roitman teste la substance sur une petite cohorte de patients souffrant de SSPT. Le jeune homme espère que ce trouble psychique restera au nombre des maladies éligibles à un traitement par la marijuana. Leur liste est alors en cours de révision au ministère de la Santé israélien, devenu discrètement le plus grand prescripteur de marijuana thérapeutique au monde, derrière les Etats-Unis.
«Israël distribue près de 400 kilos de cannabis médical par mois, plus qu’aucun pays européen», relevait, en mai, la ministre israélienne de la Santé, Yael German, défendant la nécessité d’une nouvelle réglementation sur le cannabis médical pour faire face à son essor : + 30% en 2013. On est bien au-delà de la situation des Pays-Bas, premier pays européen à autoriser, en 2000, la marijuana thérapeutique : à peine 2 000 patients y ont été recensés depuis, tandis que l’unique cannabiculteur agréé, Bedrocan, a vendu l’année dernière 450 kilos d’herbe «seulement». Mais on est aussi aux antipodes du grand bazar de Californie, le premier des dix-neuf Etats américains à avoir légalisé, en 1996, le cannabis médical : là, il suffit d’arguer d’une migraine chronique auprès des nombreux toubibs agréés pour pouvoir, après enregistrement, acheter quasiment autant d’herbe que souhaité.
En Israël, où détention et consommation de cannabis restent prohibées, l’Etat s’efforce de garder la haute main sur son usage médical. C’est le ministère de la Santé qui délivre, au cas par cas, les autorisations que doivent lui demander les médecins, en prouvant que tout autre traitement a échoué depuis un an, une procédure lourde et lente. Seuls quelques praticiens hospitaliers agréés (oncologues essentiellement) sont habilités à rédiger eux-mêmes les prescriptions. Celles-ci sont réservées aux douleurs chroniques, nausées, pertes d’appétit, spasmes musculaires liés à des maladies «listées» : sida, cancers, sclérose en plaques principalement, auxquelles se sont ajoutées, occasionnellement, le syndrome de stress traumatique, la maladie de Parkinson, l’épilepsie, le syndrome de Tourette…
Mi-décembre, au terme d’atermoiements marqués par une grève de la faim de patients, de familles et de médecins inquiets d’une possible restriction de l’accès à l’herbe, le gouvernement a adopté une directive qui prévoit de créer une agence du cannabis médical, de revoir le mode de distribution et de fluidifier sa prescription : le nombre de médecins hospitaliers autorisés à prescrire de l’herbe passera de vingt à trente, les malades en chimiothérapie et en phase finale recevront les autorisations sous quarante-huit heures. «En 2018, 40 000 patients bénéficieront du traitement», a assuré Yaël German, du parti Yesh Atid (centre, laïc), accusée sur sa droite d’être encore trop… timorée : le député Moshe Feiglin, ultranationaliste du Likoud, réclamait que tous les médecins puissent délivrer eux-mêmes une ordonnance de marijuana.
LA FORCE DU BOUCHE À OREILLE
Le cannabis thérapeutique fait bien partie du paysage israélien. Si seulement 26% de la population est favorable à la légalisation de son usage récréatif, son usage médical est accepté par une large majorité de 75%, selon un sondage publié en octobre par le quotidien Haaretz. Les Israéliens s’étonnent volontiers qu’il soit interdit en France («Même pour les malades du cancer ?» insistent les incrédules) et que le Sativex – aérosol des laboratoires britanniques GW à base de cannabis – n’ait reçu que cet été un feu vert hexagonal alors qu’il est arrivé de longue date en chez eux, où il semble, d’ailleurs, moins prisé que l’herbe.
Comment, en Israël, pays de la médecine high-tech et patrie de géants pharmaceutiques comme le génériqueur Teva, le traitement par une plante, classée de surcroît au tableau des stupéfiants par l’ONU depuis 1961, est-il devenu si populaire ? L’histoire tient à un cocktail singulier de médecine compassionnelle et de recherche scientifique agité par des courants laïcs comme religieux. Elle a commencé au milieu des années 90, à l’époque où la marijuana apparaît aux Etats-Unis comme une aide contre l’anorexie du sida. Dans un pays de 8 millions d’habitants grand comme la Lorraine, où le bouche à oreille, amplifié par les réseaux sociaux, joue à plein, le succès du cannabis médical s’est bâti mezzo voce, à la demande de patients, médecins ou scientifique et au fil d’autorisations discrétionnaires et de directives ministérielles.
En 1995, un comité sur le cannabis médical créé dans le cadre parlementaire et composé d’un chimiste et d’un ingénieur recommande au ministère de la Santé d’en permettre l’accès aux patients très malades. Quelques dizaines, essentiellement souffrant du sida, seront autorisés à cultiver des plants chez eux, ce dont certains sont incapables. En 2002, tournant. Le ministère charge le responsable de la politique du médicament, le psychiatre Yehuda Baruch, d’examiner et de valider les demandes transmises par des médecins. Les licences tombent au compte-gouttes, la production de cannabis médical devenant l’affaire de quelques personnes autorisées à le fournir… gratuitement.
En 2009, alors que seulement 400 patients ont une autorisation, un documentaire choc, réalisé par Zach Klein, alors étudiant à Tel-Aviv, et une vedette de la télé israélienne, Avri Gilad, est diffusé deux fois sur une chaîne grand public : des patients témoignent de la façon dont la marijuana les a soulagés et leur a redonné appétit et goût de vivre, soutenus par des médecins hospitaliers. L’année suivante, les quelques cannabiculteurs bénévoles agréés sont enfin autorisés à vendre leur production, un prix unique de traitement est fixé et les oncologues de cinq hôpitaux sont habilités à le prescrire sans demander l’aval du ministère. Dès lors, le nombre des bénéficiaires explose.
Cependant, si le cannabis médical a ainsi percé en Israël, c’est d’abord grâce au chimiste israélien Raphael Mechoulam, pionnier mondial de la recherche sur la marijuana. C’est lui qui, en 1964, a découvert la structure du THC et du cannabidiol aux vertus anti-inflammatoires. Lui également qui a montré que l’organisme produit des molécules similaires, ouvrant la voie à la compréhension de l’action de la marijuana. Et c’est lui qui avait recommandé, dès 1995, son usage médical. On le rencontrera à l’université hébraïque Hadassah de Jérusalem où, à 83 ans, il reste l’expert incontournable de la science du cannabis.
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L’expert en herbe de Jérusalem
Le professeur Raphael Mechoulam est mondialement reconnu comme le père de la science du cannabis. Il a ouvert la voie à son usage médical en Israël, accepté par 75% de la population. Rencontre.
Petit homme calme à l’humour vif, Raphael Mechoulam a la mémoire encyclopédique des intellectuels d’Europe orientale qui lisent une demi-douzaine de langues. Né à Sofia, en Bulgarie, il a vu son pays basculer dans le camp nazi, puis communiste – «l’heure du lavage de cerveau», dit-il. En 1949, il émigre dans le tout jeune Etat hébreu où il découvre la chimie.
«LA PLANTE ÉTAIT MAUDITE»
Doctorat, post-doctorat, chercheur enfin, à l’institut Weizmann, près de Tel Aviv. Fasciné par la frontière entre chimie et biologie, il se passionne pour les substances naturelles, cherche un sujet vierge, trouve une plante psychotrope encore oubliée des sciences en ce début des années 60 : le chanvre indien,Cannabis indica. «L’opium et la coca étaient bien étudiés, leurs principes psychoactifs – morphine et cocaïne – avaient été isolés au XIXe siècle. Mais celui du chanvre indien était encore inconnu.» Sans doute parce qu’il était d’une nature telle qu’il était difficile à identifier avec les instruments de cette époque, explique-t-il. Et quand les technologies furent mûres, la plante était maudite. Sa prohibition dès 1937 aux Etats-Unis, puis son classement sur la liste des stupéfiants par l’ONU en 1961 «ont imposé des tracasseries dissuasives pour qui voulait avoir du cannabis pour l’étudier».
Le jeune chercheur, le nez dans ses bouquins, ne prend pas la mesure de l’obstacle. La marijuana, apprend-il, faisait déjà partie de la pharmacopée assyrienne il y a 3 000 ans. En 60 après J.-C., le Grec Dioscorides, «le plus grand pharmacologue des deux derniers millénaires», la présente comme un traitement contre l’inflammation. Inconnue en Europe où le chanvre de la variété sativa dont on fait des toiles n’a pas d’effet psychotrope, elle devient au XIXe siècle, quand l’Occident s’éprend de l’Orient, l’objet d’observations évoquant des actions sur les contractures, les convulsions. «C’est un Français qui a écrit en 1840 le premier texte scientifique sur ses effets psychotropes», relève le professeur, extrayant de ses dossiers les références de l’article que le psychiatre Jacques-Joseph Moreau a tiré de ses observations faites lors des séances du club des Haschichins fondé à Paris avec Théophile Gautier. Passe un siècle. En 1940, le Nobel britannique Alexander Todd et l’Américain Roger Adams réussissent à isoler un composé de la marijuana, non psychoactif, le cannabidiol, alias CBD. Et glissent à un autre sujet. «Puis rien.» Le terrain était libre.
«J’ai demandé au directeur de mon institut s’il connaissait quelqu’un à la police qui pouvait me procurer de la marijuana. C’était le cas. J’ai reçu 5 kilos de joli libanais de contrebande, de quoi travailler. Plus tard, on m’a fait remarquer que c’était illégal, que le policier et moi-même encourrions la prison, que j’aurais dû demander une autorisation spéciale. Ce que j’ai toujours fait, ensuite, bien sûr.»En 1963, première percée, Raphael Mechoulam et son collègue Yuval Shvo révèlent la structure moléculaire du cannabidiol isolé par le Nobel et son confrère. La découverte permet d’étudier l’action de cette substance. Elle passe alors inaperçue. Aujourd’hui, elle est le fondement de centaines de publications scientifiques. «Il apparaît que le CBD est un anti-inflammatoire qui réduit notamment les symptômes de l’arthrite rhumatoïde. Il a aussi un effet sur le diabète de type 1, relève le professeur. On ne comprend pas encore comment il agit mais on sait que sa toxicité est très faible.»
En 1964, rebelote. Le chimiste isole une demi-douzaine d’autres substances présentes dans le cannabis, qu’il baptise «cannabinoïdes», et découvre enfin, avec Yechiel Gaoni, la structure de la molécule psychoactive dont regorgent les boutons floraux de la plante : le THC. L’article, cette fois, sera remarqué. «C’est bientôt l’époque des hippies, le haschich devient un phénomène social en Occident. Les NIH [instituts de la recherche médicale publique américaine, ndlr], qui ne travaillaient pas sur la marijuana, s’intéressent soudain à nos recherches. Ils n’ont jamais cessé, ensuite, de soutenir mon laboratoire.»
«ON A FAIT UN GÂTEAU»
Désormais, la molécule «planante» de la marijuana pouvait être purifiée, produite par synthèse, dosée, expérimentée. «Comment agissait le THC sur le cerveau ? C’était un mystère. On l’a testé sur nous-mêmes, raconte l’octogénaire.On était dix amis. Cinq avaient déjà fumé, cinq jamais. Ma femme a fait un gâteau avec 10 mg de THC pur. Les effets ont été très différents. Moi, j’étais « high » ; elle, rien. Un député n’arrêtait pas de parler, une personne très réservée est devenue anxieuse. On a essayé à nouveau, avec une dose plus forte. Deux sont devenus, quelques instants, très paranoïaques. C’était surprenant de constater qu’un même produit avait des effets psychiques si différents selon les individus, selon leur expérience de la drogue et selon la dose. On n’avait aucune idée de la façon dont le THC parvenait à agir sur le système nerveux.»
L’énigme est restée entière vingt ans durant, jusqu’au milieu des années 80, quand une équipe américaine découvre, sur des cellules du cerveau des mammifères, et des humains, des «récepteurs» activés par le THC. Lumière, et nouvelle question. «Si l’évolution avait doté notre organisme de tels récepteurs, ce n’était évidemment pas pour percevoir les effets de la marijuana. Mais parce que le corps lui-même produit, en réponse à un besoin précis, des molécules similaires au THC, des « endocannabinoïdes ».» A quoi peuvent-ils servir ? En 1992, l’équipe de Mechoulam isole le premier du genre, fabriqué en réponse à un signal de douleur : «On l’a baptisé « anandamide », anan pour joie en sanscrit, une langue qu’étudiait un chercheur de l’équipe.» La publication sera citée 3 000 fois par des articles scientifiques. Il y a deux ans à peine, le laboratoire de Mechoulam identifiait un second type de récepteur aux cannabinoïdes. Sa présence dans des organes importants pour l’immunité éclaire, au moins en partie, l’effet anti-inflammatoire de la plante.
Ainsi, en l’espace d’un demi-siècle, l’étude de la marijuana inaugurée par le professeur Mechoulam a mené non seulement à une compréhension de ses mécanismes d’action mais aussi à la découverte d’un système physiologique insoupçonné sur lequel «tape», incidemment, le cannabis. Complexe, ce système dit «endocannabinoïde» se révèle, au fil des recherches, impliqué dans la douleur, l’inflammation, l’appétit, les émotions. «Il semble être un système majeur de protection de l’organisme, il ouvre des pistes extraordinaires», s’enthousiasme le professeur. Il montre un article de 204 pages signé en 2006 par trois chercheurs des NIH qui ont passé en revue les résultats des recherches dans ce domaine :«Moduler l’activité du système endocannabinoïde, concluent-ils, offre des promesses thérapeutiques pour un vaste éventail de maladies disparates, allant de l’anxiété aux troubles moteurs de Parkinson et Huntington, douleurs neuropathiques, sclérose en plaque, cancer, athérosclérose, hypertension, glaucome, ostéoporose, entre autres.» (1)
Entre les espoirs et la réalité, le chemin est cependant incertain. Seuls trois médicaments contenant des cannabinoïdes naturels ou de synthèse sont sur le marché (Cesamet, Marinol, Sativex), dans certains pays, pour des indications restreintes. Quant à la première molécule conçue pour bloquer une partie du système cannabinoïde, elle a été un échec cuisant. Destiné à lutter contre l’obésité en réduisant l’appétit, le rimonabant (Acomplia) augmentait l’anxiété, jusqu’à causer quelques dépressions graves. Il a été retiré du marché en 2008. La piste n’est pas abandonnée pour autant. Ce jour de décembre, Raphael Mechoulam est attendu dans une petite salle où un biologiste allemand présentera ses travaux sur le lien entre système cannabinoïde et obésité.
«PURS MAIS BIEN DOSÉS»
Au moment de s’éclipser, coup de téléphone du ministère de la Santé. On attend l’expertise du professeur sur le thème «cannabis et conduite automobile». Raccrochant, le chercheur évoque les effets problématiques du cannabis. «On sait qu’il peut révéler une schizophrénie latente, ce qui n’est pas négligeable puisque cette maladie touche 1% de la population. On sait aussi qu’il altère la coordination neuromotrice.» Il dénonce les risques de la drogue vendue sous le manteau : «Le THC perturbe la mémoire, mais pas en présence du cannabidiol, semble-t-il. Autrefois, le libanais avait 5% de THC et 2% de CBD. A présent, les trafiquants cultivent des variétés contenant plus de 20% de THC et zéro cannabidiol.»
Pourtant, si la marijuana a déjà fait son chemin dans la médecine israélienne, c’est avec le soutien discret et prudent du professeur : «Je ne suis pas opposé au fait de donner du cannabis brut aux patients que cela soulage, à condition de connaître les teneurs en THC et en CBD des plantes. On peut aussi donner du THC ou du CBD purs et correctement dosés.» C’est ce qu’il a fait, dès 1995, touché par la demande de médecins soignant des enfants sous chimiothérapie, vomissant, amaigris. «L’effet était remarquable. J’ai donné, avec l’accord des comités d’éthique, des centaines de doses de THC, autant que je pouvais en fournir : je suis à la tête d’un labo de recherches, pas d’un laboratoire industriel.» Raphael Mechoulam n’a alors pas fait d’annonce médiatique. Mais la voie, en Israël, était ouverte pour le cannabis médical. Il restait à inventer son horizon et ses garde-fous.
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Israël à travers chanvre
Une plantation de cannabis en Galilée, un centre de distribution à l’hôpital Hadassah de Jérusalem, une boutique de joints à Tel-Aviv… Voyage sur les routes très surveillées de l’herbe à usage médical.
C’est en Haute-Galilée, dans les forêts de Biriah surplombant la bourgade de Safed, foyer des kabbalistes dans la Palestine ottomane du XVIe siècle, que Tikun Olam s’est installé. Tikun olam, qui signifie en hébreu «la réparation du monde», est une référence directe à la pensée mystique du très vénéré rabbin Isaac Louria, né à Jérusalem et enterré dans cette ville en 1572, évoquant le devoir de réparer les failles originelles de la Création, chaque jour, par une action juste, une mitzvah.Celle de la société Tikun Olam, en l’occurrence, est de produire quotidiennement depuis six ans du cannabis médical.
Fondée par la famille Cohen, originaire du Maroc, cette entreprise est la plus importante des huit sociétés habilitées par les ministères de la Santé et de l’Agriculture à cultiver des plants de marijuana. Elle fut aussi la première à obtenir, en 2007, le droit d’en faire pousser pour les quelques patients en grande souffrance autorisés à en consommer, à raison d’une cinquantaine de plants maximum et à condition de fournir l’herbe gratuitement aux malades. Ce qui fut fait, comme une mitzvah, par le fils Cohen, ingénieur, rentré de Californie en 2004 illuminé par les pouvoirs bienfaiteurs de l’herbe. Les plants furent cultivés dans l’appartement familial – «Il y en avait partout», se souvient Dorit, sa mère, une femme joviale au physique généreux, ex-prof de sciences à la main verte. «Les malades venaient chez nous, ou alors, comme j’avais le droit de transporter la marijuana, je l’amenais en bus jusqu’à Tel-Aviv. Ça sentait fort !» s’esclaffe-t-elle.
En 2010, le gouvernement élargit l’accès au cannabis médical et permet sa vente directe, à prix fixe, du producteur habilité au patient autorisé (Libération de mardi). Aujourd’hui, Tikun Olam est une petite industrie prospère, qui déclare fournir environ 3 500 malades par mois pour un chiffre d’affaires de 10 millions de shekels par an (2 millions d’euros environ). Sous haute surveillance.
Tout autour de la propriété fermée de hauts grillages et gardée jour et nuit, les caméras infrarouges jouent les vigies. Les serres où sont concentrées les productions en hiver couvrent 5,4 dunam (5 400 m2), hébergeant 20 000 plants. Il y a celle des «plants mères», une centaine qui représentent les 12 variétés deCannabissativa et indica sélectionnées pour leur titrage plus ou moins fort en tétrahydrocannabinol (THC) et en cannabidiol, les deux grands principes actifs de l’espèce, le premier agissant sur le système nerveux, le second sur l’inflammation. La dernière création de la maison, grande fierté de Tikun Olam, affiche zéro THC – garantie sans ivresse. «Les taux sont régulièrement contrôlés par un laboratoire indépendant», assure Ma’ayan Weisberg, de Tikun Olam. Et puis, il y a la grande serre de production où se déploie une forêt de marijuana en pots épanouissant à un mètre et demi du sol leurs précieuses têtes florales, riches en principes actifs, seules parties de la plante que les cannabiculteurs israéliens ont le droit d’exploiter : le reste doit être détruit. La température de 22°C et l’hygrométrie sont réglées par ordinateur ; les traitements interdits. Ensuite, cueillette, séchage, stockage des «têtes» dans des sacs plastiques dont l’abondance évoque les images d’une prise record de la lutte antidrogue… Enfin, conditionnement. En joints, en huile, en gélules, en sachets.
UN «DON DE DIEU», CITÉ DANS LA BIBLE
Toutes ces marchandises étiquetées, pesées, dosées, les patients autorisés par le ministère de la Santé peuvent les acquérir à Tel-Aviv dans la boutique de Tikun Olam – une minuscule pièce sentant fort l’herbe, gardée par un vigile qui prend le soleil de décembre, assis sur une chaise tirée sur le trottoir. Ou alors, à quelques minutes de là, dans une petite «clinique» où les malades viennent recevoir marijuana et conseils. Ainsi Elie Sapir, affligé à la naissance d’un problème neuromoteur grave, qui s’exprime de façon hachée, agité par des spasmes musculaires, se dit délivré par l’herbe d’une grande part de ses souffrances et de l’assommoir des myorelaxants. Lauréat l’an dernier d’un prix pour les étudiants handicapés remis par le président Shimon Pérès, il peut ainsi poursuivre, dit-il, son doctorat en éducation à l’université de Tel-Aviv. L’entreprise Tikun Olam livre aussi un autre monde : la maison pour personnes dépendantes du kibboutz Na’an, au sud de la ville. Moshe Roth, 81 ans, né en France, fume sa pipe quotidienne d’herbe face aux champs détrempés. Il raconte d’un air triste qu’il s’est ainsi délivré des cauchemars de son enfance cachée, surgis après le décès de sa femme. Il avoue aussi que, «la première fois, ça faisait une sensation très bizarre, effrayante». Rifka Haloup, 91 ans, une kibboutznik enjouée souffrant d’arthrite, estime, elle, qu’avec deux gélules de cannabis, «ça va mieux depuis deux ans».Quant à la pétulante Inbal Sikorin, 45 ans, infirmière et gérante des lieux, elle projette de transformer la maison en clinique pour une clientèle internationale désireuse de bénéficier du cannabis médical. C’est elle qui l’a introduit ici il y a trois ans. Elle montre fièrement sa pharmacie bien tenue : huile, gélules, herbe à fumer. Mais pas de gâteaux au cannabis.
Les cookies, on les trouvera le lundi à l’hôpital Hadassah, temple de la médecine de pointe sur les hauteurs de Jérusalem. Ils sont une spécialité de Cannabliss, quatorze employés, l’une des huit sociétés israéliennes autorisées sur ce marché. Chaque semaine, elle investit un petit service d’accueil de jour dépendant du centre de transplantation de moelle osseuse. Avec lits et vue sur les collines, il se mue alors en un étonnant «centre de distribution» de marijuana pour les malades. Il faut, pour y arriver, traverser les halls où des étals débordant d’agrumes et de grenades prêts à être pressés, s’égarer devant un «bureau d’accueil des touristes» signalé en anglais, grec et russe (à l’adresse des malades étrangers), croiser la diversité visible du pays, Juifs ultraorthodoxes en chapeau de fourrure poussant une vieille mère en fauteuil, Palestiniennes en longue robe et foulard, médecins et patients avec ou sans kippa.
L’hématologue Reuven Or en porte une, de kippa. Coauteur en 2012 d’une première médicale – le traitement d’une maladie sanguine par injection de cellules souches placentaires -, directeur du service de transplantation de moelle osseuse, il a œuvré à l’ouverture de ce «centre de distribution». Pour lui, la marijuana est un «don de Dieu», cité dans la Bible («Exode, 30, 24») qu’il tient à portée de main parmi des ouvrages scientifiques, dans son bureau encombré d’un tableau sur les cellules sanguines, d’un aquarium, de deux petits canapés et d’un panier de basket derrière la porte.
Du cannabis cultivé dans les serres de Tikun Olam. (Photo Olivier Fitoussi)
DEUX GOUTTES SOUS LA LANGUE, DEUX À TROIS FOIS PAR JOUR
Grand baraqué aux yeux clairs, la cinquantaine, il explique longuement le calvaire des patients, adultes ou enfants, qui viennent ici subir une greffe de moelle osseuse pour restaurer leur production de cellules sanguines. Le traitement passe par la destruction de leur système immunitaire, provoque nausées, problèmes intestinaux, douleurs : «La morphine apaise mais assomme et induit des pertes d’appétit préjudiciables au rétablissement du malade. Voir des enfants, notamment, dans cet état, c’est terrible.»
Le docteur Or a été le premier, en 1995, à introduire le cannabis dans un hôpital en Israël. Il avait entendu parler des travaux du professeur Raphael Mechoulam, le découvreur du THC qui travaille à quelques centaines de mètres de là(Libération d’hier). Avec l’aval des autorités éthiques, il donnera de petites doses de THC pure, fournies par le professeur, à huit de ses patients, des enfants leucémiques. Plus tard, il sera décidé que tous les malades en chimiothérapie pourraient en bénéficier. Le principal mérite du cannabis, dit Reuven Or, c’est de rendre la douleur supportable, d’amoindrir les vomissements, de renforcer l’appétit. Et d’avoir un petit effet anti-inflammatoire, important lors d’une greffe d’organe. «J’ai en moyenne une dizaine de malades qui reçoivent du cannabis. Deux gouttes d’huile sous la langue, deux ou trois fois par jour, le traitement standard.» Empirique mais jugé suffisamment sage pour que l’hôpital accepte, dans ses murs, la vente de cannabis.
Ils sont donc une quarantaine de patients, ce lundi de début décembre, à passer devant le garde armé qui veille sur le guichet où Cannabliss délivre la marijuana, toujours considérée comme un stupéfiant dans les rues du pays. En huile, à fumer dans une pipe à eau, et en cookies donc. Elie Meir, 69 ans, comptable à la retraite en costume impeccable, se plaint à un conseiller qui l’écoute patiemment, cheveux aux épaules et pattes d’eph : ça ne soulage pas ses terribles douleurs discales et ça le met «dans un drôle d’état». Amita Fuchs, une ancienne infirmière de 65 ans, coquette, veut essayer, elle, la pipe, pour améliorer un effet «salvateur» depuis un an qu’elle a commencé. Elle souffre de fibromyalgie, des douleurs chroniques :«Ça me rend la vie plus légère, je peux faire des projets. Avant, je ne savais jamais comment j’aurais été au réveil.» Un trentenaire blond à queue-de-cheval lui explique comment utiliser la pipe, qu’elle finira par acheter. C’est Moshe Ichia, le patron de Cannabliss. Les cookies «style macaron», casher bien sûr, c’est aussi lui, qui a fait l’école hôtelière. Mais il est inquiet. Le gouvernement a prévu de les interdire. Et de centraliser le business en confiant la collecte du cannabis au principal fournisseur d’équipement hospitalier, Sarel, et sa vente à quarante pharmacies agréées. Exit le lien direct avec le patient. Objectif : éviter d’éventuelles «fuites» de cannabis. Une société a fait appel de cette décision, votée mi-décembre, auprès de la Cour suprême.
L’EX-PATRON DE L’ANTIDROGUE DEVENU EXPLOITANT
«Jamais personne en Israël n’a été arrêté pour trafic de cannabis cultivé dans les exploitations autorisées. Elles sont très surveillées», relève Shlomo Gal. Docteur en criminologie, né en 1944 dans la Palestine sous mandat britannique, il en sait quelque chose. D’abord parce qu’il a dirigé durant six ans, jusqu’en 2001, l’autorité nationale de la lutte antidrogue : «Bien plus préoccupant est le boom des drogues dures qui débarquent par mer et avion. Trois tonnes de cocaïne colombienne ont été saisies récemment. Quant à la marijuana, jusqu’en 2010, 120 tonnes étaient saisies chaque année, venues surtout via le Sinaï. Maintenant que cette frontière de 250 km dans le désert est fermée, ce sont à peine quelques douzaines de kilos.» Ensuite parce qu’il détient, annonce-t-il à notre grande surprise, «4% de parts dans Candoc, une exploitation de cannabis médical qu’[il] a aidé à fonder dans un kibboutz il y a deux ans». L’ex-patron de l’antidrogue est devenu un partisan déclaré de l’herbe médicale après avoir lu, entendu et vu le confort apporté à des malades en phase terminale… La légalisation du cannabis récréatif ? Il y a, dit-il, une tolérance pour l’usager léger «parce que la loi impose l’ouverture d’un casier judiciaire, qui est un boulet à vie. Mais je suis contre la légalisation. On a ici des problèmes de sécurité, la fumette altère la coordination motrice, on ne peut pas se permettre ce genre de faiblesse».