Jean-Pierre Couteron / psychologue au Csapa CJC Le trait d’union, Association Oppélia, Boulogne-Billancourt
Jean-Pierre Couteron questionne la notion de bien-être attachée au chanvre, ajouté par la mission d’information commune dédiée aux usages du cannabis. Ni thérapeutique, ni récréatif, le cannabis bien-être incarne un nouvel avatar de la modernité, adapté à l’époque. Réflexion.
Le « cannabis bien-être » est un des sujets traités par la commission parlementaire consacrée à la question de l’usage du cannabis. Lors d’un colloque en 2019, le « chanvre bien-être » avait été placé entre le cannabis thérapeutique et le cannabis récréatif. Qu’il soit alimentaire ou cosmétique, ou encore e-liquide, il venait enrichir la filière « industrielle » et ses usages bioplastique ou matériau isolant, papier ou tissu. Ajouté à ses vertus écologique (« carbon free »), cette diversification fait espérer un marché de plusieurs dizaines, voire de centaines de millions d’euros. Les acteurs français de la possible filière française du « bien-être » se mobilisent pour que des législations trop restrictives ne bloquent leur activité. Ils ont produit un livre blanc pour présenter leurs propositions. Ce débat règlementaire ne sera pas repris ici, mais nous chercherons à préciser cette appellation « bienêtre» récemment apparue. Cette définition fait appel à un mix entre l’usage qui sera fait du produit, ses caractéristiques pharmacologiques et le mode de production qui les garantit. Le chanvre industriel est une sous-catégorie de plantes de Cannabis sativa L., dépourvue de caractère euphorisant, ses cultivars contenant moins de 0,2 % de THC. Son usage principal concerne les fibres, parfois des graines, pour le bâtiment et le textile majoritairement. Le cannabis bien-être se définirait lui par une utilisation complète du spectre de cette même plante, notamment de la sommité “fleurs” pour « un usage brut ou l’extraction de principes actifs non-euphorisants (principalement le CBD) et ne préfigurant aucune allégation thérapeutique ». Il se retrouverait dans des produits alimentaires (dont les compléments alimentaires), des cosmétiques, des e-liquides etc.
Ni médical, ni industriel, ni récréatif.
Du côté du médical, ainsi que le soulignent les auteurs, « les différences principales… résident finalement dans l’objectif de l’usager, la concentration des principes actifs, le choix des variétés et les conditions de fabrication mais nécessaire différenciation, entre «soigner » (une maladie et une souffrance) et se mettre dans un état agréable et éliminer des petits stress ou tensions était un des éléments du rapport d’Édouard Zarifian et du livre qu’il en avait tiré en 1996 : le Prix du bien-être, psychotropes et société. Le débat est aujourd’hui conduit par l’ANSM. Avec une proposition : parler plutôt d’un cannabis de fabrication aux « normes pharmaceutiques », la mise à disposition de cinq ratios différents THC/CBD et par une « prescription médicale ». Cinq indications sont retenues pour une expérimentation du fonctionnement du « circuit de prescription et de délivrance ». Le décret vient d’en être publié.
Cette différenciation a pu être troublée par le traitement médiatique du CBD, présenté comme un cannabis light du fait de son faible dosage en THC. Sur ce versant thérapeutique, le CBD était déjà présent sous la double forme de l’Epidiolex et du Sativex. Dans Swaps, deux articles ont pu faire un point sur ce « nouveau » cannabinoïde. « Piste thérapeutique prometteuse ? » interrogeaient Grégoire Cleirec et Pierre Polomeni en 2019. Soulignant l’absence d’effet euphorisant, ce « high » recherché par les usagers à visée récréative et son très faible risque de toxicité, ils identifiaient comme pistes thérapeutiques des effets anticonvulsivant, antalgique, anti-inflammatoire, antiémétique, immunomodulateur, anxiolytique, antipsychotique, antidépresseur ou même anticancéreux. Quant à un effet dans le traitement des dépendances, au vu des données sur l’implication du système endocannabinoïde dans les addictions et dans le circuit de la récompense, la modulation de ce système pouvait avoir des effets positifs dans les troubles de l’usage de substance. Mais les auteurs invitaient à la prudence, peu d’études ayant été réalisées chez l’homme. Un an plus tard, Benjamin Rolland, Mathieu Chappuy et Patrizia Carrieri interrogent à leur tour la capacité du CBD à être un agent thérapeutique. Ils identifient trois axes. Celui « des effets anxiolytiques et antipsychotiques », de la capacité à limiter les atteintes cognitives induites par le cannabis et à réduire le risque de transition vers une schizophrénie. Sur cet axe, il fait aussi l’objet de recherches dans le domaine de la dépression ou de l’anxiété. Celui d’un effet neuroprotecteur, par un rôle de modulateur inflammatoire au niveau cérébral, d’où des travaux dans les maladies neurodégénératives. Enfin, son possible rôle dans le traitement des addictions : l’association THC/CBD semble prometteuse pour un effet substitution au cannabis et des perspectives thérapeutiques existent dans la dépendance à l’alcool. Les plantes médicinales ont de tous temps été utilisées pour des finalités variées. Une analogie mentionnée 1 est celle de la plante de piment/poivron. Ses fruits sont appelés « piments » quand ils ont plus de capsaïcine et « poivrons» lorsqu’ils en ont moins. Grâce à ses composantes mineures, cette plante a une grande variété de formes, goûts, saveurs, responsables des arômes. Par ailleurs, le piment est inscrit dans la liste des plantes médicinales de l’ANSM, et la capsaïcine, ainsi que l’extrait de piment, ont leurs monographies dans la pharmacopée française. Cela n’empêche en rien le piment d’être soumis à des règles sanitaires distinctes lorsqu’il est cultivé à des fins alimentaires ou à d’autres régulations pour la production de sprays de défense personnelle (les fameux « gaz poivre », en réalité dérivés du piment).
Les jeux de substitution : un effet peut en cacher un autre
À ce stade, le cannabis bien-être est donc une extension du chanvre industriel, essentiellement sous forme de CBD, intégrant ses effets d’entourage, et sans viser, ni dans la production, ni dans les dosages ni dans ses indications, une allégation thérapeutique réservée au cannabis à « usage médical ». De nombreux acteurs de la filière souhaitent éviter les contraintes de production et de diffusion d’un médicament, mais ils s’agacent d’une image de « cannabis light », qui lui vaut à la fois d’être traité comme stupéfiant par l’ANSM ou de poudre de perlimpinpin par d’autres. Ils veulent donc préciser cette fonction « bien-être ». Selon le livre blanc, et si on laisse à part la cosmétique, la fonction bien-être résulterait d’effets pharmacologiques non strictement « thérapeutiques ». Effets sur l’homéostasie, par exemple, pour se référer au système qui crée un équilibre énergétique optimal dans le corps et que le CBD renforcerait. Effets selon le genre, participant là encore à un meilleur sentiment de confort. Effets sur un des grands triptyques de mal-être actuel : douleurs, stress et difficultés de sommeil. Mais elle peut découler d’un autre versant de l’expérience addictive, le bien-être provenant alors moins de l’action spécifique de la substance que du ressenti de l’expérience que l’usage qu’elle a provoqué. Stanton Peel ou Dollard Cormier avaient repéré cette capacité de l’humain à mettre une expérience à la place d’une autre (un écran allumé pour meubler la solitude ; une cigarette pour occulter un malaise ; un verre d’alcool en fin de journée, pour chasser les tensions du travail avant de plonger dans la vie de famille). Le chanvre bien-être serait un nouvel avatar de ces jeux de substitution d’un vécu « désagréable » par un vécu plus agréable. Un traitement médical est prescrit dans une logique de bénéfice/risque et pour une durée calculée au regard de la pathologie. Sur le marché du bien-être, l’acquisition se fera au libre choix de l’usager, de ses habitudes de vie, dans une dimension commerciale. À ce titre, et comme pour d’autres produits ou objets, sans agiter inutilement le spectre de l’addiction, il serait à placer dans un contexte qui en limiterait les risques, dans leur diversité : celui de venir trop tôt, dans l’enfance et la préadolescence, au risque de se substituer au travail éducatif et de formation de l’humain ; celui d’une qualité incertaine au risque d’une toxicité induite, etc. Pour prendre sa place sur ce marché où il n’est pas seul, le CBD met en avant combien il est adapté à nos nouveau modes de vie, à nos nouvelles fatigues mentales, à nos préoccupations écologiques. Deux substances s’y sont installées avant lui, l’alcool et le tabac : le CBD leur oppose sa moindre toxicité, ses conséquences moins cancérigènes et accidentogènes. Les salons du bien-être recensent d’autres déclinaisons, plus ou moins originales et sérieuse, du yoga ou de relaxation aux nouvelles sylvothérapies… On peut y ajouter une part du marché des loisirs, de ce qui est en capacité à produire du flow, cette euphorie douce de la réussite. Le CBD apporterait au sujet bien-portant une expérience ressentie comme lui procurant un sentiment de bien-être, comme les boissons énergisantes, interdites à la vente jusqu’en 2008, par crainte de conséquences sur la santé, lui apportent un condensé de « stimulation ». On sait le succès qu’elles connaissent depuis. Il est intéressant de noter qu’un même débat d’attribution entre ce qui relève de l’effet « pharmacologique » et ce qui serait dû au « set and setting » s’est instauré pour les psychédéliques, avec là aussi les mêmes hésitations entre fonction thérapeutique ou fonction « mieux-être ». Avec les particularités de cette famille de produits, on y relance des travaux pour une utilisation thérapeutique, tout en évoquant une possible utilisation « mieux-être », rêvant à des établissements « à mi-chemin entre un spa et un club de gym, où les clients pourront faire l’expérience des psychédéliques dans un cadre sûr et positif »2.
Or dans le cas du CBD, de tels cafés ont vu le jour dans certains États américains : on peut y consommer des produits contenant du CBD (barres de chocolat, sauces ou sirops) et même parfois des « fleurs », en vaporisation ou en combustion. Ils se veulent conviviaux et on y est accompagné des conseils de vendeurs.
Alors, le bien-être ?
Mais ce sentiment de « se sentir bien » a aussi une dimension « culturelle » que rappelle l’historien Georges Vigarello3. Il apparaît progressivement, comme un mieux-être des personnes bien portantes. Vigarello souligne comment, au décours des évolutions et révolutions des techniques et du travail, le « surmenage » est venu, en partie, remplacer la fatigue « physique » : « L’emploi des machines-outils, semi-automatiques ou automatiques allège la tâche des gros muscles. Mais ces machines par la rapidité de leur débit, par l’attention soutenue qu’elles réclament, causent une fatigue nerveuse souvent considérable ». Des molécules vont être « proposées » pour soigner ces « nouvelles maladies », ainsi la neurasthénie et sa fatigue seront une des indications de la cocaïne « … mêlée à du vin, dans un verre de liqueur » « prise à chaque repas », elle est censée amener rapidement… « la disparition presque complète de la sensation d’abattement et de prostration si pénible dans la neurasthénie». Dans les années 1930, les amphétamines auront cette même ambition de lutte contre la fatigue. Et làencore, il faudra différencier l’effet « masquant » d’un réel effet « reposant » pour comprendre les limites de leurs usages. La notion de bien-être arrive dans les années 1950, entre les conséquences de l’allègement du travail et celles de l’instauration de la protection de la Sécurité sociale4. Et viendra ensuite, « la fatigue d’être soi » théorisée par Ehrenberg. Il faut donc se faire du bien, et le CBD serait en ce début de siècle une nouvelle molécule intégrant le panel d’objets pour y parvenir. Ni « cannabis light » et ni « cannabis à usage médical », le « CBD bien-être », en dehors de ses usages cosmétiques, se rêve comme un déclencheur léger, adapté à nos vies. Mettant en avant autant son intérêt écologique que sa simplicité d’usage, se démarquant des risques cancérigènes et accidentogène de l’alcool, arguant d’un effet euphorisant moindre que le THC, il nous invite à repenser une politique de régulation des substances qui sortirait de l’actuelle juxtaposition entre un marché économique tout puissant, soumis aux lobbys alcoolier et dans beaucoup de cas encore, tabagique, et un marché noir qui place le cannabis et ses cannabinoïdes dans les mains des mafias.
Source : SWAPS 96-97
1 CBD as a narcotic: food for thought
2 « Voyage aux confins de l’esprit » Michael Pollan, Ed. Quanto, novembre 2019
3 « Histoire de la fatigue », Georges Vigarello, Seuil, septembre 2020
4 « La question du bien-être », B. Cazes et E. Morin, Arguments, no 5, 22, 2e trimestre 1961